dimanche 29 décembre 2024 09:14

Wihtol de Wenden Catherine, La question migratoire au XXIe siècle. Migrants, réfugiés et relations internationales

Les migrations internationales sont pour les relations internationales et les sciences politiques, un objet d’étude très récent. Jusqu’au début des années 1990, les migrations étaient considérées comme un objet d’étude interne aux États, échappant de fait au champ des relations internationales. De même, les étrangers, parce que dépourvus du droit de vote, ont tenu une place très marginale dans la littérature politiste.

Ce livre, à la fois dense et synthétique, se propose de mettre en évidence les conséquences que les nouvelles configurations migratoires ont pu avoir pour ces deux disciplines. À partir de la décennie 1990, le décloisonnement du monde qui a suivi la chute du mur de Berlin, la fin du régime international westphalien dans un contexte de globalisation, mais aussi le multiculturalisme, la montée en puissance du paradigme transnationaliste, les études comparatistes et le développement de l’interdisciplinarité sont autant de facteurs qui ont mis en avant la question migratoire.

2Le livre s’arrête d’abord sur les migrations comme facteur de recomposition de la scène mondiale. Les nouvelles migrations sont le symptôme d’une interdépendance croissante entre les différents espaces mondiaux et entre les différents secteurs de l’activité humaine (politique, économique et sociale). Elles sont également les révélateurs de disparités démographiques, énergétiques, politiques et environnementales au niveau mondial. Elles ne se laissent plus appréhender par les anciennes catégories heuristiques. Il faut dorénavant tenir compte de la diversité des causes de départ (crises économiques, politiques, environnementales), des itinéraires (migrations par étape, transit, retour, circulation bi ou multipolaires, etc.), des motivations (stratégies familiales ou commerçantes, poursuite des études, émancipation politique, etc.) mais aussi de la porosité entre ces catégories : un même migrant peut être dans sa vie un réfugié, un clandestin, un travailleur, etc. De même une migration de transit peut devenir une immigration d’installation lorsque les frontières se ferment. Au-delà de ce mouvement brownien des hommes et des trajectoires se dessinent de nouvelles lignes de partage du monde. Aux anciens blocs Est/Ouest se substituent de nouvelles fractures : l’espace méditerranéen, la limite orientale de l’Union européenne, les frontières Mexique/États-Unis ou sud-africaines, etc. Et ce n’est pas le moindre des paradoxes de la mondialisation de faire de ces lignes de fractures les axes centraux de nouveaux « blocs » migratoires régionaux : le système USA/Amérique latine, le système africain polarisé par l’Europe au Nord et l’Afrique du Sud pour sa moitié Sud, celui des pays du Golfe allant du Maroc à l’Asie du Sud, etc. Or cette partition du monde est appelée à durer. La force des réseaux sociaux, les nouvelles technologies de communications, la baisse continue des coûts de transports expliquent l’inertie contemporaine des flux migratoires.

3Dans ces conditions, les migrations constituent pour l’État un défi pour sa souveraineté. L’analyse des relations entre migrations et souveraineté s’appuie sur un constat : le phénomène migratoire brouille les limites internes et externes de l’État. Il déterritorialise les allégeances politiques et les identités. De fait, les études migratoires invitent à dépasser la conception wébérienne de l’État comme adéquation entre un appareil de pouvoir, une population et un territoire. Pour les États émetteurs, les diasporas deviennent un instrument d’externalisation de sa capacité d’action hors de son territoire. Depuis le milieu des années 1990, un nombre croissant d’États du Sud mettent en œuvre une politique diasporique dont les fins sont à la fois économiques (optimiser le volume et l’impact des transferts) et politiques (soutenir des causes politiques intérieures et extérieures). Pour les États récepteurs, les migrations soumettent la souveraineté à la pression des interdépendances globales. Dans ce contexte, la frontière devient à la fois un instrument et un enjeu stratégique. La frontière comme limite de territoire est un filtre définissant qui et ce qui peut la franchir. Mais la frontière est également intérieure (discriminations) et temporelle (durée des droits de séjour). Elle devient donc un objet polymorphe, à la fois spatial, juridique, sociologique et politique. Enfin, les politiques migratoires contemporaines donnent lieu à un nouveau type de diplomatie, tant au niveau bilatéral (accords de réadmission, externalisation des camps, codéveloppement), régional (UE, ALENA, etc.) que global (Forum Mondial Migrations et développement). Un réseau de nouvelles instances rassemble pays de départ et d’accueil, mais aussi organisations internationales (ONU, OIM, UNHCR, etc.) pour mettre en place une « gouvernance mondiale des migrations ». L’ouvrage évoque les particularités de ce nouveau jeu diplomatique. D’une part, on note la présence croissante d’acteurs non-étatiques : organisations internationales et non gouvernementales (humanitaires ou pro-immigration, associations de migrants) et prestataires de services privés (Frontex, sociétés de sécurité, service de gestion des visas). La seconde particularité est la délimitation de « champs migratoires d’influence ». Catherine Wihtol de Wenden entend par là un recoupement entre les systèmes migratoires et l’émergence de nouvelles ères d’expansion géopolitique dessinées par l’externalisation des politiques migratoires et des accords de développement. Ces ères peuvent être renforcées par d’anciens liens culturels (francophonie) et postcoloniaux.

4Le dernier domaine qui a largement été affecté par les migrations contemporaines est celui de la citoyenneté. La particularité de la situation actuelle est celle d’une déconnexion croissante entre citoyenneté et nationalité. L’auteur rappelle que cette déconnexion n’est pas nouvelle. Tout national d’un État ne jouit pas des mêmes droits de citoyenneté (enfants, repris de justice) et une grande partie de la population des démocraties en a longtemps été exclue (femmes, pauvres, minorités ethniques ou religieuses, etc.). Inversement, pendant la Révolution, certains étrangers se sont vus attribuer le droit de vote sans être naturalisés (Thomas Paine). Aujourd’hui, les politiques d’intégration fondées sur l’inclusion politique et la lutte contre les discriminations, mais aussi la généralisation de la double nationalité ont permis l’extension du domaine des droits des étrangers dans les sociétés d’accueil et des nationaux expatriés dans les pays d’origine. Toutefois cette extension ne tend pas vers une égalité des droits entre étrangers et nationaux. Bien au contraire, on observe une multiplication des statuts de citoyenneté : du sans-papier dépourvu de tout droit à l’exception des droits humains les plus fondamentaux, au double national qui pratique une citoyenneté multi-nationale, en passant par les « denizens » qui jouissent de droits étendus au niveau local (droit de vote et parfois d’éligibilité aux élections locales) mais pas aux autres échelons de la vie publique. L’auteure relève que deux catégories sont largement occultées dans ce débat : les réfugiés d’une part et les apatrides de l’autre. Ces deux catégories n’ont cessé de voir le champ de leur droit se restreindre depuis deux décennies. Une nouvelle catégorie induite par la crise écologique, les réfugiés environnementaux, ne bénéficie, quant à elle, d’aucune reconnaissance. Le problème devrait toutefois prendre une acuité accrue dans les années à venir, avec la disparition sous les eaux des États insulaires du Pacifique (Tuvalu, Kiritbati).

5L’ouvrage est une synthèse touffue des connaissances sur la question migratoire et sur ses interférences avec les grands thèmes de la science politique et des relations internationales : citoyenneté, souveraineté, diplomatie, grandes lignes de partage du monde, etc. On peut regretter le manque de linéarité de son écriture (ce qui ne facilite pas la lecture d’un opus aussi densément fourni) et son manque d’ambition théorique. Par ailleurs, ce livre, initialement écrit en 2009, n’aborde pas la crise et ses conséquences sur les phénomènes décrits. Ce manque n’a pas été réparé ni dans la seconde édition du présent ouvrage, ni dans le dernier travail de l’auteure (Les nouvelles migrations. Lieux, hommes, politiques, Paris, Ellipses, 2013). Le chantier reste donc ouvert. Toutefois, « La question migratoire au XXIe siècle » a le mérite de fournir une vision exhaustive des sujets actuels et à venir soulevés par les questions migratoires. Le livre plaide en faveur d’un « droit d’immigrer » en contrepoint d’un « droit d’émigrer » maintenant généralisé et pour une gestion concertée des flux migratoires. On peut espérer que ce livre permettra d’élargir la focale des deux disciplines qui restent, en leurs fondements, bien conservatrices.

21 avril 2014, Thomas Lacroix

Source : revues.org

 

Google+ Google+