jeudi 21 novembre 2024 14:33

Marocains expulsés d’Algérie : Une proposition de résolution devant le Sénat belge

Le 8 décembre 1975, jour de la fête de l’Aïd-El-Kebir (communément appelée fête du sacrifice), le gouvernement algérien avec, à sa tête le président Houari Boumediene, ordonne l’expulsion des ressortissants marocains établis en toute légalité sur le territoire algérien depuis des décennies et ce en dépit :

- de la législation algérienne de l’époque sur les expulsions d’étrangers (ordonnance 66-211 du 21 juillet 1966 relative à la situation des étrangers en Algérie, complétée par le décret d’application 66-212 du 21 juillet 1966);

- et de l’adhésion de l’Algérie à la déclaration universelle des droits de l’Homme (article 11 de la Constitution algérienne de 1963).
Ces milliers de personnes (on parle de 45.000 familles et 350.000 personnes), intégrées depuis des années en Algérie, ont été expulsées du jour au lendemain, arbitrairement et sans sommation vers le Maroc. Cette opération était, selon les analystes et la presse de l’époque, une riposte politique à la monarchie marocaine qui avait mobilisé, quelques semaines auparavant, 350.000 Marocains pour une «Marche verte» afin de revendiquer le Sahara occidental.

Cette expulsion massive, que les expulsés nommeront plus tard «Marche noire», s’est muée rapidement en un véritable drame humanitaire. En effet, les Marocains furent renvoyés manu militari, abandonnant derrière eux famille, biens mobiliers, financiers et autres ... avec comme seul bagage les vêtements qu’ils avaient sur le dos. En plus de la perte de leurs biens mobiliers et financiers, ce déplacement forcé de population va profondément déchirer les familles mixtes (algéro-marocaines) car les autorités expulsent les ressortissants marocains du jour au lendemain, sans s’inquiéter de savoir s’il s’agit d’une mère ou d’un père que l’on sépare des siens ou d’un enfant qui se retrouvera seul.

Les autorités marocaines, peu préparées pour répondre à l’afflux massif des expulsés d’Algérie, dressent, à la hâte, des camps de tentes à proximité de la ville frontalière, Oujda. Ces abris de fortune et des conditions de vie extrêmement précaires furent leur lot durant des semaines, des mois, voire plusieurs années pour les moins chanceux d’entre eux.

Ces milliers de refoulés ne pouvant être contenus dans la seule ville d’Oujda furent déplacés vers d’autres contrées du Maroc. Les familles des refoulés d’Algérie, déchiquetées du jour au lendemain dans leur tissu familial, social, relationnel et dépossédées de leurs biens, ont aussi été très mal reçues par les populations locales qui voyaient d’un mauvais oeil ces nouveaux « immigrés » dont c’était souvent le premier contact avec leur pays d’origine.

Pendant des décennies, les personnes qui ont vécu cette tragédie, et devant recommencer leur vie à zéro, se sont tues. On peut supposer que ce silence était lié d’une part, à l’impact de l’humiliation qu’ils ont subie et d’autre part, au manque de bagage intellectuel et culturel dont ils disposaient pour pouvoir se défendre. En effet, rappelons que l’immigration des Marocains vers l’Algérie a débuté au début du XXème siècle et plus particulièrement lors de la période de l’Algérie française.
Plusieurs décennies après les faits, la question des expulsés d’Algérie, portée au niveau international par la société civile marocaine, a commencé à être évoquée dans les médias marocains et plusieurs émissions comportant des témoignages de personnes directement touchées par ces événements ont été diffusées. Les associations de victimes tentent de sensibiliser davantage la communauté internationale au travers de courriers et de communiqués mais aussi en intervenant publiquement lors de réunions du Conseil des droits de l’Homme de l’ONU et du Comité pour la protection des travailleurs migrants et de leur famille (CMW). Les associations concernées ont trouvé un écho auprès du Comité pour la protection des droits de tous les travailleurs migrants et de leurs familles, qui a formulé des recommandations lors de l’Examen périodique universel de l’Algérie en avril 2010. En effet, le Comité pour la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille, lors de la séance tenue le 30 avril 2010, examinant le rapport initial de la République algérienne démocratique et populaire, adoptait les observations finales suivantes :

- le Comité prend note de l’information concernant l’article 42 de la loi de finances pour 2010 adoptée par l’État partie, qui permet d’exproprier de manière définitive des biens abandonnés. Tout en prenant note de l’explication fournie par la délégation de l’État partie selon laquelle cette disposition ne s’applique pas aux travailleurs migrants expulsés et de son avis quant à la non-rétroactivité de la Convention, le Comité est préoccupé par le fait que la mise en oeuvre de cette disposition pourrait donner lieu à l’expropriation de biens légitimes de travailleurs migrants expulsés, notamment les travailleurs migrants marocains expulsés par l’État partie par le passé;

- le Comité a reçu des informations selon lesquelles plusieurs anciens travailleurs migrants marocains continuent d’être séparés de leur famille suite à leur expulsion collective par le passé.

Ces observations sont, par ailleurs, assorties des recommandations suivantes :

- le Comité recommande à l’État partie de prendre toutes les mesures nécessaires pour restituer les biens légitimes des travailleurs migrants expulsés, notamment les travailleurs migrants marocains expulsés par le passé, ou de leur offrir une indemnisation juste et adéquate, conformément à l’article 15 de la Convention;

- le Comité recommande à l’État partie de prendre les mesures appropriées pour faciliter la réunification de ces travailleurs migrants marocains avec leur famille restée en Algérie.

Aujourd’hui, les enfants et petits-enfants ayant vécu cette expulsion, en direct ou en différé, veulent savoir ce qui s’est passé. Une interrogation légitime fondée sur le devoir de mémoire et la construction identitaire. C’est dans ce but que depuis 2005, plusieurs associations de Marocains expulsés d’Algérie (Insaf, Admea, Amveaa, etc.), se sont créées au Maroc, en France, en Belgique et ailleurs. Des milliers de personnes veulent tenter de comprendre et de reconstituer les morceaux d’une histoire trop vite oubliée, d’une page sombre, tournée sans être lue.

Cette démarche veut répondre à un questionnement légitime afin de savoir ce que leurs proches ont vécu après avoir été brisés dans leur quotidien.

Ces personnes veulent découvrir ce que sont devenues les familles séparées, comment elles ont assumé leur subsistance alors qu’elles étaient privées de toute ressource matérielle et financière, ce que sont devenus les enfants dont on a brutalement sectionné la scolarité.

Il s’agit également de s’inscrire dans une perspective de travail historique, de réhabilitation de la dignité de milliers de personnes et aussi de vigilance afin que des épisodes aussi dramatiques que celui-ci (entre autres) ne se reproduisent plus jamais. Et bien que ce ne soit pas l’essentiel, il convient aussi de se pencher sur la question de la restitution des biens matériels laissés en Algérie par leur famille.

Au niveau du Maroc, plusieurs démarches ont aussi été effectuées. Ainsi, le 9 juin 2010, le gouvernement marocain a reconnu par la voix de Taib Fassi Fihri, ministre des Affaires étrangères et de la Coopération, qu’il devait porter ce fardeau de l’histoire avec les victimes et « déployer tous les efforts nécessaires en vue de rendre justice, soutenir et assister les Marocains expulsés d’Algérie et privés de leurs biens sans aucune considération humaine ou juridique ».

Par ailleurs, lors de rencontres bilatérales entre le Maroc et l’Algérie, respectivement en 1991 et en 2003, les deux parties avaient convenu de dresser les listes des personnes victimes d’expulsion arbitraire. À ce jour, ces discussions n’ont pas abouti, les relations entre les deux pays restent toujours tendues et leurs frontières terrestres fermées. Dans le cadre du Printemps arabe, il est encore plus essentiel de soutenir le Maroc et l’Algérie dans toute initiative visant à normaliser leurs relations, à rouvrir leurs frontières terrestres et à bâtir des relations bilatérales fondées sur la fraternité, la coopération et le bon voisinage.
Dans le cadre de ces futures discussions, il importe que la problématique des Marocains expulsés d’Algérie figure en ordre utile dans l’agenda politique.

En ce qui concerne le travail de mémoire, on sait que depuis 2004, le Maroc, par la voie de l’Instance Equité et Réconciliation (IER), a ouvert le dossier sombre des années de plomb. Il pourrait se plier au même exercice pour ce douloureux fragment de l’histoire. En effet, malgré toutes les limites que l’on peut imputer à l’IER, elle a eu le mérite de libérer la parole, de dire l’indicible, de penser et panser les plaies, de se diriger vers une sérénité individuelle et nationale. Dans le cas des Marocains expulsés d’Algérie, il s’agirait de leur ouvrir un espace pour leur permettre de se libérer de cette souffrance, non pas comme un exutoire mais bien comme une énergie positive au service de la construction de la mémoire et d’un avenir plus serein.

Proposition  de résolution

 Le Sénat,

A. considérant la Déclaration universelle des droits de l’Homme;

B. considérant la législation algérienne de l’époque sur les expulsions d’étrangers;

C. considérant l’article 22, alinéa 1er, de la Convention internationale sur la protection des droits des travailleurs migrants et des membres de leur famille;

D. considérant les conclusions de la 10ème session du Comité pour la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille chargé du suivi de la Convention, tenue du 20 avril au 1er mai 2009;

E. considérant la Convention relative aux droits de l’enfant;

F. considérant la Convention internationale sur l’élimination de toutes formes de discrimination raciale;

G. considérant la Convention internationale sur l’élimination de toutes formes de discrimination à l’égard des femmes;

H. considérant le pacte international relatif aux droits civils et politiques;

I. considérant que le gouvernement algérien a effectué des expulsions massives de près de 350.000 ressortissants marocains en décembre 1975;

J. considérant la plainte déposée par les associations des Marocains expulsés d’Algérie au Tribunal pénal international mettant  en lumière ces refoulements;

K. considérant les conclusions du rapport d’Amnesty international;

L. considérant les registres du Comité international de la Croix rouge (CICR);

M. considérant les déclarations du gouvernement marocain du 9 juin 2010,

Demande  au gouvernement

1) d’apporter son soutien moral aux victimes et aux associations des Marocains expulsés d’Algérie pour leur travail de construction de la mémoire contre l’oubli;

2) de demander la création, par l’Organisation des Nations unies (ONU), d’une commission spéciale pour enquêter sur les actes commis en 1975, déterminer les responsabilités et réparer le préjudice;

3) de soutenir les gouvernements marocain et algérien dans le processus de normalisation et de pacification de leurs relations mutuelles;
4) de recommander au gouvernement algérien :

a) d’entamer des enquêtes approfondies sur les expulsions massives qui ont eu lieu en Algérie en décembre 1975;

b) de prendre les mesures adéquates pour faciliter le regroupement des travailleurs migrants marocains expulsés avec leur famille restée en Algérie;

c) d’entamer un processus de restitution des biens des familles spoliées et de dédommagements moraux aux victimes;

5. de recommander au gouvernement marocain :

a) de soutenir les associations des Marocains expulsés d’Algérie;

b) de mettre sur pied un processus similaire à l’IER afin de recueillir les témoignages des victimes de l’époque ainsi que tout autre témoignage permettant d’éclairer les événements de 1975 (Croix rouge internationale, ...).

28 octobre 2011.

Fatiha SAÏDI - Hassan BOUSETTA - Philippe MAHOUX - Marie ARENA - Fabienne WINCKEL

21/1/2012

Source : Libération

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