Parmi les souffrances de l'exil, on parle souvent de ''al ghorba'': l'expatriation dans le sens social du terme, dépaysement, changement d'environnement et d'habitudes, éloignement de ses proches, coupure des relations familiales et d'amitiés qui deviennent épisodiques, certaines d'entre elles s'estompent au fil du temps. Mais, il existe une souffrance que l'on vit en silence, que l'on n'évoque que très rarement: la mort de ses proches. Une souffrance silencieuse que la pudeur nous empêche de partager.
''Visite de la dernière demeure de mon père''
Mon ami du Canada Abderrahim Khouibaba en parle avec des mots imprégnés d'émotion, dans son essai autobiographique, ayant pour titre ''Visite de la dernière demeure de mon père: le cimetière ''. Il raconte son retour au Maroc, après le décès de son père, et sa première visite sur sa tombe qu'il a décidé de faire seul : « à la mort de mon père, ce philosophe illettré, j'ai promis de marcher de notre maison jusqu'au cimetière, mais je ne l'ai pas fait. Je me suis levé un matin quand j'ai eu le courage d'y aller. J'ai pris la voiture que ma famille avait mise à ma disposition... .Lorsque je suis arrivé devant la grande porte du cimetière, les mendiants se sont rassemblés autour de la voiture. Tout le monde prétendait savoir pour qui j'étais venu, je ne voyais que des visages et des mains tendues....Je me suis sauvé de ma famille et des amis pour avoir une rencontre en tête-à-tête avec mon père, mais ces mendiants en ont décidé autrement. Ils étaient là, du portail du cimetière jusqu'à la nouvelle demeure de mon père...Je me suis sauvé de cet endroit et j'ai eu peur d'y retourner et qu'on me voie pleurer. J'ai stationné au bord de la mer, j'ai marché seul dans un coin de cette plage où il n'y avait personne...J'étais devant la mer et j'ai pleuré tellement pour nourrir ce grand lac avant de revenir voir ma mère. Je n'avais plus envie de retourner au foyer que mon père a quitté et j'avais peur d'aller le voir dans sa nouvelle demeure...»
Je me suis reconnu dans ce récit, comme tant d'autres se reconnaîtront certainement, dans cette expérience douloureuse de la vie, avec cette même envie inexplicable de vouloir la vivre dans la solitude et dans le déni.
''Je n'ai pas fait le deuil de mon frère''
Un autre ami qui a perdu son frère accidentellement, m'avait confié : je n'ai pas fait le deuil de mon frère, je n'ai pas eu le courage de rentrer assister à son enterrement...je voulais garder de lui cette dernière belle image, souriant et vivant, lorsqu'il m'avait accompagné à la gare casa-voyageurs de Casablanca, très tôt le matin pour me rendre à l'aéroport...Bien sûr je ne savais pas que c'était la dernière fois que je le voyais, mais je me rappelle juste que ce matin-là, je l'avais bien fixé du regard avant de le quitter...
Il existe indéniablement, dans ces récits, un sentiment de culpabilité, celui d'abandonner les siens, de ne pas les voir grandir et vieillir, et de ne point être là à certains moments cruciaux de la vie.
Il existe des souffrances que l'on vit en silence. La perte de ses proches en fait partie, c'est la loi immuable de la vie, on a beau s'y préparer, on n'est jamais prêt.