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Les Musulmans dans l'histoire de l'Europe

La présence des musulmans en Europe de l'Ouest ne relève pas d'une histoire récente, qui aurait débuté avec la colonisation de l'Afrique au XIXe siècle. Nombreux étaient les galériens, les ambassadeurs ou les Morisques (les musulmans convertis au christianisme après la Reconquista, mais accusés pour certains d'être restés secrètement fidèles à leur confession), composant des groupes clairement identifiés et prétendument tenus à l'écart de la société. L'hypothèse de travail de cet ouvrage collectif va néanmoins plus loin : la présence musulmane en terre chrétienne ne se limitait pas à ces quelques rares figures bien connues. Elle était non seulement significative, mais surtout banale et ordinaire.

Patiemment, la quinzaine d'historiens rassemblés par Jocelyne Dakhlia et Bernard Vincent, tous deux directeurs d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales, ont arpenté les archives qu'ils connaissent bien, pour suivre les trajectoires de ces musulmans dans les méandres de l'Europe méditerranéenne - Livourne, Barcelone, Majorque - ainsi qu'en France, en Angleterre ou en Autriche. C'est un passionnant voyage auquel ils nous convient, de la fin du Moyen Age au XIXe siècle, sur les traces de gens ordinaires, simples serviteurs, tel ce Guillemin le Maure, amené de Turquie, travaillant auprès du jardinier de François Ier à Blois, ou marchands entreprenants, comme ce Molla Mustapha Bosnak de Sarajevo, fréquentant régulièrement Vienne au milieu du XVIIIe siècle, mais aussi des marins, des soldats, des traducteurs, à l'image de ce Chawich venant d'Egypte, interprète du gouvernement français en

Difficile identification

L'identification des "Turcs", "Maures" et "mahométans" dont parlent les documents de l'époque moderne n'a pourtant rien d'évident. Force est de constater que les hommes d'alors n'avaient pas toujours les idées très claires à ce sujet, les confondant fréquemment avec les chrétiens orientaux, les juifs ou les musulmans convertis. L'appartenance confessionnelle n'apparaît pas, dès lors, comme le seul critère dans les processus d'identification : à l'image de ce qu'on observe dans le cas plus général des "étrangers", l'attachement local ou professionnel était bien souvent plus important que la condition d'extranéité ou la religion.

C'est ce que permet de démontrer l'analyse de figures jusqu'alors moins connues des historiens, esclaves pour certains affranchis, marchands de tissus, petits artisans, mousses, bouffons, barbiers ou portefaix, ces "mille cinq cents négresses qui lavaient le linge" à Lisbonne au milieu du XVIe siècle, aux côtés des "deux mille qui nettoyaient les rues et alimentaient les habitations en eau, quatre cents autres qui vendaient des fruits de mer ou des confiseries". Autant de subalternes pour lesquels, comme dans le cas des chrétiens, l'historien peine en général à trouver de la documentation.

La question lancinante qui revient d'un chapitre à l'autre est donc celle de l'invisibilité de ces musulmans. Le problème semble d'abord méthodologique parce qu'il n'est pas toujours aisé d'identifier les personnes de confession ou d'origine islamique. Certes, le patronyme d'Amet Maroque, baptisé à Montauban en 1660, nous met sur la voie. Mais le travail devient plus complexe lorsqu'il s'agit de retrouver le fil entre Amir al Mu'minîn, "maure de nation, né mahométan de religion", et le René-Alexandre Miramolin qu'il devient après son baptême en Béarn en 1693.

Ainsi, l'invisibilité s'explique-t-elle comme le résultat d'un double phénomène : une véritable stratégie pour certains, visant à l'assimilation avec la société d'accueil, mais plus largement une sorte de consensus social, d'acceptation non problématique de cette présence ordinaire. Car ni les musulmans ni les chrétiens ne constituaient systématiquement, dans les sociétés d'Ancien Régime, des "groupes" avant tout définis par leur confession. Les appartenances étaient bien davantage un enjeu social, déterminées par le métier, le quartier d'habitation, le lien familial, la fidélité et le patronage.

Le propos n'est certes pas de nier la dimension conflictuelle que recouvraient fréquemment les relations entre chrétiens et musulmans, ni l'importance du phénomène de la captivité et de l'esclavage. Mais la domination, le rapport entre maître et serviteur, et la violence contre les captifs conduisaient, elles aussi, à une forme d'assimilation. A l'échelle microsociale, les accommodements et les situations d'interconnaissance permettaient l'intégration, facilitée encore par l'affranchissement fréquent des esclaves.

Présence acceptée

La conversion, forcée ou pas, constituait une étape importante dans ce processus, mais n'en était pas, comme on aurait pu le croire, le point de départ. Le baptême apparaissait plutôt comme l'aboutissement d'une progressive insertion dans la société chrétienne. Et si les conversions furent nombreuses, elles n'étaient pas systématiques. L'ouvrage contredit l'idée reçue de l'intolérance intrinsèque des chrétiens à l'égard de l'islam. En réalité, les musulmans étaient non seulement acceptés, mais leur présence comme leur culte n'étaient pas, loin de là, systématiquement stigmatisés. Les différentes études de cas permettent de mesurer combien la place des musulmans et leur inscription dans les débats sur les statuts, le droit et la citoyenneté variaient d'un espace et d'une époque à l'autre. Il n'y eut jamais de réponse homogène et cohérente à l'échelle de la chrétienté occidentale.

"Des musulmans peuvent-ils être européens ? Des Européens peuvent-ils être musulmans ?" La question est au coeur du propos de ces historiens, qui affirment clairement leur volonté de prendre part aux débats civiques contemporains. L'actualité d'un tel thème de recherche a nourri leur travail, et l'exploration des concepts d'assimilation et d'intégration a fondé leurs discussions. Le second volume, annoncé pour l'année prochaine, devrait donc permettre de poursuivre cette grande et belle enquête d'histoire sociale, qui réintègre de façon bienvenue la présence des musulmans en Europe dans le temps long, non pas seulement comme la figure de l'ennemi, mais comme l'un des multiples éléments d'une diversité ordinaire qui a façonné l'Europe depuis le Moyen Age.

3/11/2011, Claire Judde de Larivière

Source : Le Monde

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