Parmi les nouveaux «malvenus» de la famille européenne, figure désormais le «polytechnicien marocain», aux côtés du «plombier polonais».
Il n’avait rien d’un inconnu pour les élites tant marocaines que françaises. Mais c’est la première fois qu’il se retrouve au-devant de la scène, tel un homme de l’ombre soudain concerné par une sombre affaire médiatico-judiciaire.
La circulaire du 31 mai qui prévoit l’expulsion des étudiants étrangers dès l’obtention de leur diplôme en dit long sur la France contemporaine. Elle en dit tout autant du Maroc et des Marocains. En touchant les élites et les futures élites du royaume, cette circulaire révèle une histoire malaisée, où s’entremêlent éducation, cultures nationales et rapports Nord-Sud ; une histoire mise à mal par les effets convergents de la crise en Europe, du développement désarticulé des pays du Sud et du printemps arabe.
L'éducation, une question centrale et douloureuse
Voilà deux siècles que l’éducation représente une question centrale et douloureuse pour le monde arabe. La modernité y a été lancée par les missions religieuses occidentales, d’abord au Liban et en Egypte. Et les grandes plumes de la Nahda, la renaissance arabe, ses penseurs et ses politiques, tous passèrent, d’une manière ou d’une autre, par des écoles occidentales implantées en Orient, avant de poursuivre leurs études en Europe ou en Amérique.
Aussi, au lendemain de la décolonisation, on ne nationalisa pas seulement le pétrole et les champs de coton. Beaucoup d’écoles étrangères fermèrent ou durent se plier au versant culturel de l’indépendance : arabisation de l’enseignement, homogénéisation des programmes… Seuls le Maroc et le Liban, chacun à leur manière, poursuivirent cette étrange aventure commencée au début du XIXe siècle, qui voulait que le monde arabe s’éveille à lui-même par l’enseignement de son vainqueur.
Cette externalisation de la formation des élites sauva Rabat comme Beyrouth du populisme culturel qui fit des ravages ailleurs. Mais le revers de la médaille est rouillé : ni le Liban ni le Maroc n’acquièrent d’élites capables de faire émerger une bourgeoisie nationale. Au contraire, ce processus maintint plus longtemps qu’il ne le fallait l’existence et la morgue de communautés locales, fragmentées et repliées sur des niches de privilèges, et empêcha pour longtemps l’apparition d’une culture nationale unifiée. Pour le Maroc, les choses se compliquent lorsque l’on sait qu’à côté de ces fils de bonne famille envoyés rue d’Ulm ou à Saint-Guillaume, des dizaines de milliers d’autres nourrissaient les usines Renault et les mines de charbon. Mais les deux groupes ne se mélangeaient pas, à Paris comme au Maroc. Sans doute aussi ces Marocains de bonne souche disaient-ils à la France la vérité cachée de son système scolaire, dont la méritocratie est souvent enracinée dans des critères de classe habilement masqués et que l’extraction sociale des diplômés marocains révèle crûment. Certes, il y avait parmi ces brillants étudiants des rejetons de classes moyennes ou populaires. Mais c’était un mince filet dans la rivière bien canalisée qui déversait l’aristocratie marocaine en France avant de la reconduire au Maroc. Et le centralisme autoritaire de Hassan II trouvait pour ces quelques fils de pauvres «montés» à Polytechnique du travail pour contrebalancer la domination des enfants de notables.
Le vieil empire chérifien a changé
Le dualisme de l’économie marocaine, tant décrié, avait donc son pendant culturel et éducatif. Parallèlement à ces promotions annuelles de brillants technocrates revenus de l’étranger, le Maroc investit à peine dans l’éducation de masse. Il offre l’image d’un pays baroque, associant l’un des plus hauts taux d’analphabétisme dans le monde arabe à une brillante et abondante élite intellectuelle, tout comme il combine l’un des plus puissants secteurs bancaires africains avec un taux de pauvreté massif.
Quant à la France, elle trouvait son avantage dans cet outsourcing des élites. Les diplômés marocains des grandes écoles françaises poursuivent, chez eux, le maintien d’une alliance économique et politique favorable aux deux bords. Mais quelque chose s’est grippé dans ce manège. Le vieil empire chérifien a changé. Malgré la multitude de barrières, de nouvelles catégories sociales ont intégré la voie qui mène aux grandes écoles. Ces étudiants ne reviendront pas au Maroc maintenir l’alliance. Pour une raison simple : ils n’ont pas de capital à faire fructifier. Ni postes ministériels ni direction d’offices publics ne les attendent à Rabat ou à Casablanca. Pis, ils savent que ces postes se déroberont devant leurs diplômes.
Talonnée par un FN relooké, la droite française manie pour sa part un populisme qui ne distingue plus les «bons» des «mauvais» Marocains. Inimaginable sous la Chiraquie, la circulaire de Claude Guéant manifeste le dépassement de la politique de copinage entre élites transméditerranéennes, au profit d’un poujadisme aveugle et électoraliste. Cette mesure est en train de créer une conscience politique chez les étudiants marocains des grandes écoles : polytechniciens ou normaliens, ils apprendront à être des émigrés, comme les ouvriers de Billancourt et les chômeurs de Villeurbanne. C’est un grand pas en avant pour les deux pays, que cette clarification.
19/11/2011, Omar Saghi
Source : Libération.fr