Avant son décès intervenu vendredi dernier, Simon Levy avait accordé une interview à notre confrère Mohamed Hafid. Dans cette entrevue, le défunt évoque les raisons qui auraient poussé de nombreux juifs marocains à émigrer vers d’autres cieux, ou encore la négligence des autorités envers le patrimoine judéo-marocain. Nous reproduisons ici l’essentiel
Edmond Amran El Maleh et Abraham Serfati sont deux grandes figures qui ont contribué à la vie culturelle et politique du Maroc. Mais
D’abord, il ne s’agit pas seulement d’Edmond Amran et d’Abraham Serfati qui ne représentent qu’une partie des Marocains. Il s’agit bien de deux citoyens marocains, et leur religion (judaïsme) n’a rien à avoir avec leur génie ou leur activité politique, qui ont contribué généreusement et avec un grand succès à enrichir la culture et la politique de leur pays.
Deuxièmement, certes en tant que juifs marocains nous sentons aussi une baisse importante de l’élément juif dans le pays, un phénomène qui remonte à une soixantaine d’années. Nous sommes aujourd’hui devant quelques centaines de juifs seulement alors que le Maroc devait compter quelque 300.000 juifs à la fin des années quarante. Ce nombre sera ramené à 150.000 en 1960, puis à 70.000 seulement en 1967. Et ça continue encore de nos jours…
Mais il est à noter dans ce même contexte que depuis la guerre de 1967 jusqu’à 1975, les Marocains juifs n’étaient plus invités aux cérémonies officielles comme la fête du Trône, et cela va continuer jusqu’après 1975, notamment suite à la position positive adoptée par les membres de cette communauté par rapport au conflit du Sahara.
Vous avez évoqué des raisons historiques selon vous à l'origine du départ de nombreux juifs marocains. Toutefois, comment expliquez-vous que le phénomène continue aujourd’hui encore?
Je crois que cette baisse est aujourd’hui principalement liée aux jeunes juifs marocains, mais il y a également une raison historique à cela et qui remonte à 100 ans quand le protectorat français a imposé la langue française. Aujourd’hui, pratiquement tous nos jeunes ne parlent que cette langue. En plus de ne pas trouver d’emploi ici comme beaucoup d’autres Marocains, ils préfèrent voyager une fois qu’ils ont terminé leurs études au Maroc. Du coup ils restent là-bas, étant donné les conditions favorables qu’ils trouvent dans les pays d’accueil…
Dans tous les cas, nous devons être conscients du fait que le Maroc est le pays des juifs et des musulmans. Nous notons même que beaucoup de gens reviennent s’y installer après leur longue absence. Et si le conflit israélo-palestinien venait à être résolu d’une façon ou d’une autre, je suis sûr que des centaines de Marocains juifs reviendraient au pays…
Vous avez évoqué tantôt une sorte de marginalisation à l’égard des juifs marocains…
Il s’agit en effet d’une décision politique. Un historien a remarqué en 2000 qu’il n’y avait aucune mention de toute une partie des Marocains (l’héritage juif) dans les manuels scolaires des enfants pendant 33 ans. Dans ce cas, comment voulez-vous que cette génération s’identifie ou reconnaisse une composante importante de son histoire et de son identité? Malheureusement, tout ce que cette génération sait des juifs aujourd’hui se rapporte uniquement au conflit israélo-palestinien.
Néanmoins, il existe encore une génération plus âgée qui garde toujours en mémoire cet héritage de la société marocaine, surtout dans certaines campagnes où des gens se souviennent encore de leurs voisins juifs, de leurs noms, de leur mode de vie, etc.
Mais comment expliquez-vous cette marginalisation surtout à l’époque de feu Hassan II qui ne cachait pas pourtant son admiration pour ses compatriotes juifs?
Hassan II, fils de Mohammed V, a grandi dans un entourage marqué par une grande présence juive, il avait des amis juifs certes, mais de l’autre côté il subissait la pression du mouvement sioniste supporté par les Américains. Ce dernier comptait en effet sur les juifs marocains pour peupler Israël. Mohammed V, quant à lui, refusait catégoriquement la migration forcée des juifs. Personnellement, je ne disposais pas de passeport, jusqu’à ce qu’on m’ait appelé pour m’en remettre un sur décision de Hassan II.
Est-ce que cela signifie qu’Hassan II avait changé sa position par rapport aux juifs?
A ce stade, il ne s’agissait plus de la position de Hassan II, mais des impulsions des stratèges occidentaux notamment les sionistes et les Américains qui ont conclu un accord pour négocier l'émigration des juifs marocains. On avait déployé tous les moyens logistiques pour faciliter leur départ le plus tôt possible. Plusieurs ouvrages ont traité de ce sujet, notamment le prix qu’a payé le Maroc dans ce deal, la contrepartie. Des juifs avaient même attaqué Hassan II pour les avoir vendus.
Beaucoup de juifs marocains ont été forcés à émigrer, comme ce qui s’est passé dans une localité au sud du Maroc où les juifs avaient carrément refusé de partir, s’étaient accrochés à leurs frères musulmans, mais les autorités les ont forcés à partir. De la même manière, on a forcé 80.000 juifs de Casablanca à émigrer.
Vous êtes secrétaire général de la Fondation du Patrimoine Culturel Judéo-Marocain, que reste-t-il de ce patrimoine?
Ce patrimoine attend toujours les musulmans pour le visiter, car ils ne se savent rien à son sujet. Ils ne savent pas que les juifs marocains savaient écrire en hébreu-arabe, c’est-à-dire écrire l’arabe avec des caractères hébraïques. Et aujourd’hui ni les musulmans ni certains juifs ne peuvent profiter vraiment de ce trésor car ils manquent de moyens pour le déchiffrer. Vraiment, traduire ce produit culturel marocain serait une excellente idée.
Le ministère de la culture ne vous a jamais proposé de vous aider à traduire ou à publier ces travaux?
Non, absolument pas ! Et puis comment voulez-vous qu’un ministère dont le budget est de 1% du budget général puisse faire grand-chose à cet égard ? (…) Aujourd’hui, le Musée préserve des valeurs ancestrales du Patrimoine Judaïo-Marocain, et j’invite toute personne voulant explorer cet art à se présenter, et je m’adresse surtout aux Marocains musulmans à qui je dis: venez découvrir une partie intégrale de votre histoire ancrée dans le terreau marocain. C’est dans cet objectif que nous avons créé la fondation du patrimoine culturel judéo-marocain en 1995 pour restaurer, conserver, entretenir les synagogues désaffectées présentant un intérêt architectural et historique, notamment à Fès, où les autorités ont changé les noms des ruelles sans raison pertinente, comme “El FerranThiti”, “EdderbDayéq” et “Derbelfassiyin”, de même au Mellah de Marrakech où on a changé l’appellation d’une ruelle portant le nom de “hakhamatElmaghrib” (…).
6/12/2011, Mohamed Hafid
Source : Aufait