jeudi 4 juillet 2024 22:20

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Les Messagers de Ceuta et Melilla

De Rabat à Oujda, la ville marocaine la plus proche des deux enclaves espagnoles qui forment la première frontière avec l’Europe, Hélène Crouzillat et Laetitia Tura donnent la parole aux migrants subsahariens dans Les Messagers. 

Ce film documentaire présenté en compétition internationale « premier film » lors du festival Cinéma du réel 2014 à Paris, est important car il témoigne sur ceux qui « meurent tous les jours en des lieux éparpillés, sans que l’on puisse en garder la trace » et qui « disparaissent dans la frontière ». Il tourne autour de cette question : « Où sont les corps ? » Ici, ces migrants, « dépositaires de la mémoire des disparus », donnent des noms, des circonstances de la mort de « ces êtres humains qui dérangent ».

Elles filment les « territoires de la périphérie ». De Rabat à Oujda, la ville marocaine la plus proche de Ceuta et Melilla, les deux enclaves espagnoles que les migrants d’Afrique subsaharienne doivent franchir à tout prix pour gagner l’Europe, les deux réalisatrices de ce documentaire font se croiser leurs histoires parallèles. Le Messager (70’) tente de rassembler leurs paroles éclatées.

A l’image, une croûte ventée brune et mauve surplombe la mer Méditerranée. En voix off, un homme raconte comment il est arrivé là après deux jours de marche, dans ce lieu où « on attend la mort. Trop de cerveaux se sont perdus » dans son groupe, déplore-t-il. Puis sur une photo qui montre l’étrange épave d’un navire aux formes arrondies qui gît sur la plage, Ossa Gato Keeta, 24 ans, originaire de Sierra Leone, se souvient de ce qu’il a vécu à bord du bateau où il avait embarqué, et de cette plage où il a « trouvé plein de gens morts ». Ils avaient entre 20 et 50 ans. Des hommes et des femmes, « pas des poissons, insiste-t-il. Des êtres humains ! » Il ajoute : « Il y a ceux qu’on voit et ceux qu’on ne voit pas. Où sont ceux qui ne sont pas arrivés ? » 

Les cinéastes françaises ont pris le parti d’humaniser ces migrants, à la fois pour leurs familles restées dans leurs pays d’origine au sud du Sahara et pour ceux, au nord, qui feignent souvent d’ignorer ces gens qui nous dérangent. Filmé de dos en gros plan, un Camerounais vêtu d’un blouson marron raconte comment est mort un Nigérian dont le corps n’a pas été restitué : « C’est un combat, c’est une guerre », dit-il parlant de son « groupe d’attaque » qui est sorti de son « tranquilo » en même temps que des Nigérians qui ont posé des échelles pour franchir la barrière, bientôt repoussés vers le Maroc par la Guardia civil. « Ils ont tiré à bout portant, affirme-t-il. C’est la première fois que « les Alliés » tuent un Noir »…

Une forêt clairsemée. Une tente verte. Dans ce camp de fortune, enroulé dans une couverture rose, un père berce son bébé qui sourit. Arrivé depuis neuf mois au Maroc, il attend lui aussi « l’occasion avec patience ». Et comme les autres, il se protège en semant des bouteilles d’eau en plastic vides – histoire d’être alerté par le bruit en cas d’incursion nocturne des policiers. D’autres ont trouvé un appartement et attendent de voyager : « d’ici jeudi, ça peut se réaliser », dit l’un d’eux qui affirme vouloir tout tester, les chenaux, la nage : « jusqu’à ce que j’entre. »

La Guardia civil espagnole a pour mission de contrôler les flux migratoires aux quatre postes-frontière terrestres existants, du nord au sud de Ceuta et Melilla. Pour le reste, la barrière sophistiquée, et sans cesse améliorée, aurait dû suffire : six mètres de barbelés à sauter, trois mètres de couloir à franchir, puis une autre grille de six mètres, comme l’explique un garde civil espagnol qui a pour mission d’agir de façon « non préjudiciable aux migrants »… Au total, trois barrières successives pour passer du Maroc à l’Espagne, qui descendent entre les rochers jusque dans la mer.

« Donner son identité, c’est important »

Mais qu’est-ce qui peut arrêter des gens qui ont déjà franchi le Sahara à pied, le Maroc à pied, pour gagner Ceuta et Melilla et ainsi tenter leur chance en Europe. « Quand c’est pas l’eau, c’est au grillage. On n’a rien à perdre. Personne ne sait que je suis là », dit cet homme qui a laissé au pays une femme et deux enfants et qui, en deux ans au Maroc, n’a pas pu leur envoyer ne serait-ce que deux euros… Une honte pour lui. « La famille ne sait pas. Les appeler, ça les gêne. On ne peut pas les paniquer », résume-t-il.

Pourtant, « donner son identité, c’est important », reconnaissent-ils tous. A l’Hôpital Souissi de Rabat, si on ne donne pas son identité quand on est malade, ou le téléphone de sa famille, on peut les croire toujours « à l’aventure ». Ne jamais savoir s’ils sont morts ou vivants.

Ils racontent les grandes vagues, le choc des pirogues, le naufrage. Ceux qui réussissent à s’agripper aux épaves flottantes attendant le Zodiac des gardes marocains ou espagnols. C’est le premier qui les trouve qui en a la charge. Parfois, ils rechignent à la tâche, parfois aussi ils donneraient leur vie pour les sauver… Beaucoup de corps sont enfouis dans l’Océan, rapporte un rescapé, se souvenant que cette fois-là, sur 40 personnes disparues, 13 corps ont été emmenés à la morgue d’Oujda après trois jours. L’un d’eux a retrouvé celui de sa femme sur la plage, mais pas celui de son fils.

Parfois, ce sont des pêcheurs marocains qui retrouvent les corps sans vie. Ou ce prêtre français qui note quand il peut l’origine des défunts au registre paroissial. De la plage à la morgue puis à la fosse commune où on les enterre : un terrain broussailleux où circulent des colonnes de fourmis entre des graminées. Des prières s’envolent au vent. Plein de compassion, cet homme désigne une croix, et sur un carton, un nom ou un numéro... Il y a aussi les trous que l’on creuse et dans lesquels on empile les cadavres - parfois sur plusieurs couches, une pelletée de sable séparant chacun d’eux. « Ici, c’est une fille du Tchad, ici plusieurs Maliens… » Au moins, ont-ils une visibilité.

14/4/2014, Antoinette Delafin

Source : RFI

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