Le résultat du référendum suisse a surpris. Et pourtant il ne s'agit que d'un épisode parmi de nombreux conflits qui surgissent en Europe autour de l'édification de lieux de culte musulmans dont le minaret est l'emblème. Ces conflits sont contemporains à d'autres vicissitudes qui accompagnent l'insertion de l'islam dans l'espace européen. Ainsi en va-t-il des foulards, des instances représentatives, des écoles musulmanes et bien d'autres.
Depuis des années, on répète que la présence de l'islam est un fait majeur, complexe et inédit de rencontre de civilisations et que les approches culturalistes sont un moment d'une démarche. Mais elles ne suffisent pas pour résoudre, si pas dans la paix sociale au moins dans un conflit régulé, ces questions. De même on répète que le procédé par controverses, par oui ou par non (dont le référendum suisse est la caricature), par ceux qui sont "pour" et ceux qui sont "contre" ne suffit pas. Les déclarations incendiaires, comme celles venant de pays musulmans, n'ajoutent rien à la lucidité, d'autant plus que dans pas mal de ces pays la liberté de pensée et de conscience n'est pas l'aspect le plus brillant.
Un débat est nécessaire, un échange approfondi, une capacité de réflexivité qui supposent de toute part, musulmans et non-musulmans, connaissance et capacité d'échange et d'écoute réciproque. Il n'y a rien à faire: désormais chacun, musulman et non-musulman, doit définir son identité en incluant dans cette définition la relation à l'autre (1).
Car ce qui est en jeu autour de l'édification des mosquées n'est pas indifférent. Une recherche dans divers pays européens, dont la Belgique, autour des conflits relatifs à la création des mosquées a montré cette complexité (2).
D'abord, est en jeu le refaçonnement de la symbolique du territoire. Tant que les salles de prière sont dans des quartiers délaissés et sont pratiquement invisibles, même si leur impact sur les populations est grand, peu s'en inquiètent, sauf éventuellement les proches voisins. Mais lorsque cette présence devient visible, alors on prend conscience que la symbolique de la ville change, et par là que la ville elle-même change. Le minaret devient un révélateur. En luttant contre ce symbole, des gens tentent de lutter contre un changement mal digéré. On pourrait les accuser d'islamophobie. Mais ces accusations ne servent strictement à rien. Et si des groupes militants sont manifestement islamophobes, la majorité de la population est surtout désarçonnée, inquiète. Car ou bien on n'explique pas grand-chose, ou bien on se limite à des explications à l'eau de rose dans le style: "que c'est bien la société multiculturelle", ou bien on fait dans le moralisme.
Cette symbolique est souvent associée, par des non-musulmans, qu'on le veuille ou pas, aux images associées à l'islam faites de violence et d'intolérance. Ces images pèsent lourd. Même si les musulmans européens disent à juste titre que ce n'est pas "leur" islam. Mais c'est aussi la réalité de l'islam, même si ce n'est qu'une partie de cette réalité. Le problème - imaginaire ou réel - n'est alors plus seulement dans la symbolique du minaret, mais dans ce qu'il y a dedans. Ces mêmes symboliques - la mosquée, le minaret - sont au contraire vécues positivement par les musulmans. Un contraste d'images saute à l'évidence.
Les musulmans bâtisseurs de mosquées, de leur côté - et la recherche menée l'a montré - ne voient pas toujours l'importance de construire des relations positives, effectives avec leur environnement, de participer à la vie locale. Des soirées avec thé et gâteaux ne suffisent pas. Des groupes cultivent une distance par rapport à la société ambiante, considérée impure, hostile. Mais plus en général, les animateurs des mosquées sont le plus souvent absents de la vie sociale et culturelle locale, de telle sorte que ce qu'ils font apparaît comme exogène et souvent secret. Et cette impression n'est pas toujours fausse: les responsables des mosquées, préoccupés avant tout de construire leur réalité religieuse, ne perçoivent pas toujours que celle-ci s'insère dans une réalité existante, socialement et culturellement, composée de musulmans mais aussi de non-musulmans. Et que cette réalité est bousculée tout autant qu'eux amenés à vivre leur islam dans un contexte nouveau. Et de surcroît, portés par l'enthousiasme religieux qui les anime, mais aussi par les divisions nationales et idéologiques qui les traversent, ils ne voient pas toujours que multiplier les mosquées n'est pas sans conséquences sur les réactions des populations.
Des instances musulmanes ou des architectes qui projettent la construction de mosquées, n'envisagent pas toujours une architecture qui s'insère harmonieusement dans l'environnement urbain. Lorsque des identités territoriales sont fortes et s'appuient sur un urbanisme cohérent (la Suisse est peut-être le cas), la résistance à l'importation d'esthétiques exogènes apparaît avec d'autant plus de force. Ces résistances ne sont pas comprises par les musulmans qui souvent confondent une certaine esthétique marquée par l'aire culturelle et nationale, avec leur identité religieuse. Dès lors ils sont peu disposés à la négociation. Comme par exemple, parmi les musulmans turcs, on confond l'esthétique de la mosquée avec des édifices de style ottoman avec coupole et minaret crayon. Le minaret d'ailleurs peut devenir un symbole quelque peu fétichiste.
Autrement dit: une mosquée de style importé tel quel de Turquie, comme la mosquée de Marchienne, située dans des friches industrielles de l'ancienne sidérurgie, ne suscite en général pas de réactions. Mais l'implanter dans des espaces urbains cohérents, risque fort de susciter des réactions. Des architectes musulmans l'ont compris et travaillent à penser des esthétiques nouvelles. Mais pas tous.
Evidemment, les réactions se renforcent lorsque des groupes plus ou moins importants se faufilent dans les mailles de l'incertitude et soufflent sur le feu pour attiser des rivalités et chercher la confrontation. On a vu le cas en Flandre avec le Vlaams Belang qui a suscité un mouvement - y compris européen - contre une mosquée anversoise dont l'esthétique était de très grande qualité. Ce conflit a été en grande partie importé, mais il fut largement médiatisé.
Toutefois, à part quelques manifestations, ce mouvement n'a pas pris car un autre facteur est intervenu, à savoir l'importance d'associations et de responsables politiques - compétentes, capables d'entendre, de construire des débats - qui œuvrent dans la médiation et pour le dépassement constructif des conflits.
En amont de ces questions, ce qui est en jeu est la question identitaire liée à la présence de l'islam en Europe. C'est l'identité des populations dans leur ensemble et celle des musulmans. Parler d'identité collective fait rire pas mal d'intellectuels. On renvoie cela au passé, ou on case la question dans des phantasmes de la droite.
Et pourtant, aucun ensemble social et politique ne peut se construire sans bâtir une identité. Non pas recherchée dans une substance historique - comme semblent le faire les Français -, non pas figée à tout jamais, mais une identité dynamique et ouverte, capable d'intégrer la nouveauté. Or la nouveauté pour les Européens, c'est la réalité de citoyens européens musulmans. Et la nouveauté des musulmans est aussi d'être dans un espace concret européen. C'est dans la co-inclusion pratique que les nouvelles identités européennes peuvent se bâtir.
Et dans ces dynamiques sociales, il serait bien erroné de se limiter à pousser des hauts cris: celui de l'accusation d'islamophobie ou celui du danger islamique, celui de la perte d'identité ou celui de la victoire musulmane. Au lieu de se limiter à en faire une question d'idéologie, il faut en faire une question de sociologie pratique. La connaissance des processus sociaux, leur orientation négociée, fondée sur une connaissance approfondie et un accompagnement des changements, c'est le défi. Cette connaissance fait partie de la culture spontanée de nombreux autres conflits sociaux. Elle doit être apprise par tout le monde, musulmans et non-musulmans.
Source: Lalibre.be