A 90 ans, Le Ba Dang voudrait ne penser qu'à l'avenir. A ses prochains voyages, à ses futurs tableaux, et surtout à ce terrain qu'il s'apprête à transformer en une gigantesque oeuvre d'art près de Hué, au coeur du Vietnam, où un musée rend hommage à son travail de peintre et de sculpteur. Jeudi 10 décembre, pourtant, il consentira pour une fois à se replonger dans son passé. L'occasion ? La médaille que lui remettra Hervé Schiavetti, le maire (PCF) d'Arles (Bouches-du-Rhône), lors d'une cérémonie d'hommage aux Indochinois qui, comme lui, sont venus travailler en Camargue pendant la seconde guerre mondiale. "Une mauvaise période", dit ce vieil homme à la vitalité débordante, qui s'est tu pendant soixante ans. "C'était trop dur. Je voulais oublier."
L'histoire de Le Ba Dang ressemble à des milliers d'autres. Fils de paysans annamites, il n'a pas 20 ans quand il apprend, fin 1939, que la métropole recrute des "indigènes" pour participer à l'effort de guerre. "Je ne savais pas ce que j'allais faire. Mais j'étais curieux. On entendait tellement parler de la France, vous savez..."
C'est en mars 1940, après cinq semaines éprouvantes passées dans les cales d'un paquebot, que le Ba Dang débarque à Marseille. De là, il part à Saint-Nazaire, où les chantiers navals manquent de bras. Mais c'est bientôt la défaite, et le jeune homme est fait prisonnier par les Allemands. Il s'évadera au bout de dix-huit mois, franchira la ligne de démarcation et regagnera Marseille. Avec une seule idée : trouver un bateau pour, dit-il, "rentrer à la maison".
L'histoire, toutefois, en décidera autrement. Car le régime de Vichy, entre-temps, a renoncé à rapatrier les quelque 20 000 "ouvriers non spécialisés" (ONS) venus d'Indochine fin 1939-début 1940. Parqués dans des camps, ceux-ci dépendent dorénavant du ministère du travail, où un service est spécialement chargé de la "main-d'oeuvre indigène" (MOI). Aujourd'hui, Le Ba Dang ne sait plus précisément comment il est entré en contact avec les hommes de la MOI. Mais il se souvient très bien de ce commandant "très gentil" qui lui proposa un jour de partir en Camargue pour y planter du riz.
"C'était épuisant"
"On était une vingtaine de types, raconte Le Ba Dang. On nous a emmenés près d'Arles, dans une petite cabane misérable. Là, on a commencé par couper des arbres pour fabriquer des lits. Puis on a planté du riz. Au-dessus de nous, il y avait un Corse. Il n'était pas méchant, mais il ne faisait rien. Pendant ce temps-là, nous, on travaillait. Mais c'était épuisant. Je suis parti au bout de trois mois." Après mille péripéties, le jeune homme finira par se poser à Toulouse, où il suivra des cours du soir à l'école des Beaux-Arts, de 1943 à 1948, avant de faire sa vie à Paris, où il possède aujourd'hui un bel atelier, à deux pas de Montparnasse.
Au total, environ 500 Indochinois ont travaillé dans les rizières camarguaises pendant la guerre. Leur contribution fut décisive pour relancer une culture qui avait été introduite pour la première fois de façon sérieuse au milieu du XIXe siècle, avant de péricliter. "Dans les années 1930, le riz en Camargue était cultivé pour dessaler des terres qui servaient à autre chose. D'ailleurs, à cette époque, on le donnait aux animaux, le riz que nous consommions venant d'Indochine ou de Madagascar. Avec la guerre, les importations ont baissé, et on a commencé à avoir faim. C'est comme ça qu'on a relancé la production à des fins purement alimentaires", explique Yves Schmitt, un riziculteur à la retraite dont le père était alors le régisseur du mas de Méjanes, l'un des grands domaines de la région.
Né en 1933, M. Schmitt se souvient bien des Indochinois, qu'il côtoya quand il était gamin. "C'était des gens très discrets, qui restaient entre eux pour faire leur tambouille. Comme ils ne parlaient pas français, on avait l'impression qu'ils venaient d'une autre planète. La rumeur disait qu'ils volaient la nuit dans les potagers. Mais ça n'a jamais été prouvé."
Près de 1 000 autres Indochinois ont travaillé en Camargue pendant la guerre, avec pour tâche d'exploiter le sel. Ce fut le cas de Trong Nguyen Hoan. Né au sud d' Hanoï en 1915 et arrivé à Marseille en mai 1940, cet homme, aujourd'hui un pétulant vieillard de 94 ans, a d'abord été affecté dans les poudreries de Saint-Chamas, près de l'étang de Berre, où l'armistice l'a vite mis au chômage technique. Après divers petits boulots - "on m'a même fait construire un terrain de tennis !", lâche-t-il en éclatant de rire -, il est envoyé à Salin-de-Giraud, sur un site appartenant alors à l'entreprise Pechiney. "J'encadrais une compagnie d'environ 250 hommes. Comme je parlais un peu français, je servais d'intermédiaire entre eux et les contremaîtres."
Trong Nguyen Hoan, qui vit aujourd'hui en banlieue parisienne, après une longue carrière d'ouvrier chez Citroën, garde un exécrable souvenir des "baraques sans eau et sans chauffage" où ses camarades et lui étaient entassés. Et surtout de leurs indemnités de misère - moins de 10 % du salaire d'un ouvrier français. Pour résumer sa vie de l'époque, le vieil homme n'a qu'une formule : "Nous étions comme des bêtes."
Source : Le Monde