L’Europe défend, dans son discours, des valeurs universelles qui ne sont, le plus souvent, que des paroles creuses.
Moi, Guaicaipuro Cuatemoc, je suis venu découvrir ceux qui célèbrent le 500ème anniversaire de la découverte de l’Amérique. Moi, descendant de ceux qui ont peuplé l’Amérique depuis 40.000 ans, je suis venu à la rencontre de ceux qui l’ont découverte il y a seulement 500 ans… ». Le faux discours du supposé cacique sud-américain a fait le tour du web ; derrière le canular littéraire du grand écrivain vénézuélien Luis Britto Garcia, se trouve une réflexion brûlante, qui éclaire le drame de l’immigration actuel.
Ce texte sur la dette est sans doute un de ceux qui circulent le plus sur Internet, et il a même été repris in extenso et sans commentaire par le très sérieux Courrier International en 2004. Aucun chef cacique n’a jamais prononcé de discours devant les chefs d’Etats européens pour le supposé anniversaire de la découverte des Amériques ; mais l’analyse de Garcia et ses conclusions sont justes et fondées – tellement que personne, parmi les responsables occidentaux, n’ose en tenir compte et appliquer les conclusions qui s’imposeraient pour la gestion de la dette.
Mais ce n’est pas pour la question de la dette que ce texte m’est revenu en mémoire aujourd’hui, alors que des centaines de migrants meurent dans les eaux de la Méditerranée, qui ne sont chaudes que pour les vacanciers privilégiés des plages huppées. C’est ce qui suit cette entrée en matière : «Mon frère douanier européen me réclame un papier écrit avec un visa pour pouvoir découvrir ceux qui m’ont découvert avant. Mon frère usurier européen me réclame le paiement d’une dette contractée par Judas, quelqu’un, en vérité, que je n’ai jamais mandaté. Mon frère usurier européen m’explique que toute dette se paie avec des intérêts, quand bien même il faudrait pour cela vendre des êtres humains et des pays entiers, sans leur demander leur consentement».
Deux poids, aucune mesure
L’Europe et ses habitants ont, depuis toujours, estimé qu’ils avaient le droit d’émigrer où bon leur semblait, sans demander la moindre autorisation auprès des populations aborigènes sur le territoire desquelles ils voulaient trouver refuge, pour de multiples raisons. L’Utopie, ce texte magnifique de Thomas More, dont on s’apprête à célébrer aussi le 500ème anniversaire en 2016, est considéré comme un des fondements de notre humanisme ; or, on y trouve une justification assez étonnante de la colonisation :
« Quand il y a dans une ville plus de monde qu’elle ne peut et qu’elle ne doit en contenir, l’excédent comble les vides des cités moins peuplées. Enfin, si l’île entière se trouvait surchargée d’habitants, une émigration générale serait décrétée. Les émigrants iraient fonder une colonie dans le plus proche continent, où les indigènes ont plus de terrain qu’ils n’en cultivent. La colonie se gouverne d’après les lois utopiennes, et appelle à soi les naturels qui veulent partager ses travaux et son genre de vie.
Si les colons rencontrent un peuple qui accepte leurs institutions et leurs mœurs, ils forment avec lui une même communauté sociale, et cette union est profitable à tous. Car, en vivant tous ainsi à l’utopienne, ils font qu’une terre, autrefois ingrate et stérile pour un peuple, devient productive et féconde pour deux peuples à la fois. Mais, si les colons rencontrent une nation qui repousse les lois de l’Utopie, ils chassent cette nation de l’étendue du pays qu’ils veulent coloniser, et, s’il le faut, ils emploient la force des armes.
Dans leurs principes, la guerre la plus juste et la plus raisonnable est celle que l’on fait à un peuple qui possède d’immenses terrains en friche et qui les garde comme du vide et du néant, surtout quand ce peuple en interdit la possession et l’usage à ceux qui viennent y travailler et s’y nourrir, suivant le droit imprescriptible de la nature».
Poussés par la misère ou par la convoitise, des milliers d’Européens sont partis aux Amériques, en Afrique, en Asie, et ont exterminé ou réduit en esclavage les populations locales, pillé leurs ressources naturelles, puis, même après la décolonisation, ont asphyxié ces pays sous le poids d’une dette impossible à rembourser, les ont paralysés par des troubles politiques orchestrés en sous-main pour la préservation d’intérêts économiques ou géostratégiques. Mais aujourd’hui que l’Europe se trouve dans la situation décrite par More – celle des locaux qui refusent l’arrivée des colons –, elle ferme ses frontières et entend se protéger contre un danger qui, à l’en croire, risque de l’engloutir.
La schizophrénie européenne
La question de l’immigration, tragiquement illustrée par l’actualité quotidienne, illustre à elle seule toute la schizophrénie de l’Europe : elle défend, dans son discours, des valeurs justement qualifiées d’universelles, mais qui ne sont plus, le plus souvent, que des paroles creuses – et creuseuses de tombes. Derrière ses justifications, on devine toujours l’ombre fantasmée de la chute de l’empire romain succombant sous les flots de barbares ; mais c’est évidemment oublier qu’aujourd’hui, le lien entre les flots et les «barbares» est au détriment dramatique de ces derniers, et que notre «empire romain» a des armes et une puissance qui le mettent à l’abri de toute chute militaire. L’enjeu n’est pas là.
Ce qui est vrai, par contre, comme l’analysait déjà Alain Finkielkraut dans La défaite de la pensée, c’est qu’aujourd’hui l’Europe n’attire que pour des raisons matérielles, et plus pour les valeurs qu’elle a définies et portées. Les milliers de personnes qui risquent leur vie et misent toutes leurs économies ne viennent pas en Europe pour y lire paisiblement Montesquieu ; ils viennent pour échapper à la guerre, à la misère, aux drames causés par le réchauffement climatique, parce qu’ils espèrent trouver du travail en Europe. Et la population européenne, qui dans sa vaste majorité redoute cette «invasion», est ravie de pouvoir profiter de cette main-d’œuvre au noir et bon marché pour les petits boulots qui, sans cela, coûteraient trop cher.
L’hypocrisie est plus vive encore quand on observe le phénomène dans sa globalité, et l’on pourrait presque conclure à une forme de complicité tacite entre les Etats européens et les réseaux de passeurs, dont les seules victimes seraient les clandestins, engagés dans un jeu «de société» à taille humaine, dont l’enjeu est trop souvent la mort. Un Monopoly géant où l’on ne trouve au mieux qu’un lit, quand ce n’est pas un cercueil. Un jeu où le candidat migrant joue gros – sa vie et sa «fortune» – avec des voleurs, les passeurs, et les gendarmes, qui tentent de l’arrêter et de le refouler chez lui, retour à la case départ, remise entre les mains des passeurs, pour une nouvelle tentative, plus pauvre, plus épuisé.
Quelques chiffres sur l’immigration
Entendons-nous vraiment mugir ces féroces soldats, qui viendraient jusque dans nos bras égorger par millions nos filles et nos compagnes ? La population européenne, en incluant la Norvège et la Suisse, compte près de 525 millions d’habitants. Il y a eu, en 2014, 660.000 demandes d’asile, selon les chiffres officiels de l’European Asylum Support Office. Soit à peine plus de 0,1 % de la population. Bien sûr, ces immigrés sont très mal répartis : l’Allemagne en absorbe plus de 10 % à elle seule, la Hongrie et l’Italie chacune 5 %. Par ailleurs, 35 % de ces demandeurs d’asile viennent des Balkans, principalement du Kosovo. Des Européens, donc (pour ceux qui pensent qu’il est normal d’accueillir un blanc européen, mais pas un noir africain). Une quinzaine de pour cent provient de Syrie et d’Irak ; mais dit-on assez que 95 % des réfugiés syriens se trouvent en Turquie et au Liban ?
De surcroît, comme le rappelle très justement le politologue liégeois François Gemenne, le flux migratoire, c’est-à-dire la prise en compte non seulement des gens qui rentrent mais aussi de ceux qui sortent (volontairement), ramène ce chiffre à des proportions moindres encore. Oserait-on vraiment faire croire qu’une Europe même affaiblie par la crise et par les politiques d’austérité n’est pas en mesure d’absorber en dix ans moins de 5 % de sa population, surtout lorsque l’on sait que la majorité des immigrants sont des hommes âgés entre 18 et 34 ans, donc dans la force de l’âge et capables d’assumer des travaux qui ne trouvent plus preneurs chez nous ? Sans oublier le fait que l’immigration peut être aussi une source d’enrichissement ; François Gemenne le dit clairement : «En réalité, ce coût [de l’immigration] est un investissement. Exemple, les émigrés envoient généralement une partie de leur salaire à leurs familles d’origine, pour les aider ou les rembourser. C’est une forme d’aide au développement. C’est aussi un cliché de croire que nos immigrés sont la «misère du monde». Ça coûte énormément d’argent que de migrer. Ils font donc souvent partie des classes supérieures de leurs populations. Autrement dit, plus l’Afrique se développera, plus la population migrera. Les enrichir pour les dissuader de migrer ? Il n’y a rien de plus faux !»
Les causes du drame et les solutions supposées
Les causes ont été clairement identifiées : d’abord, le chaos que les Occidentaux ont largement contribué à semer dans de nombreux pays d’Afrique, du Moyen et de l’Extrême Orient – une des principales raisons de l’intervention en Libye n’était pas la défense de la démocratie, mais bien celle des intérêts du groupe français Total. Il faut ajouter les conséquences du dérèglement climatique (et du commerce international) sur les agriculteurs africains, réduits à la misère ; l’absence d’une politique concertée européenne en matière d’asile et le scandaleux manque de moyens pour la mission Triton. Et enfin, l’ignoble racket organisé par les réseaux de passeurs.
En mettant l’accent sur la lutte contre ces passeurs, les dirigeants européens cèdent à l’électoralisme primaire, parce qu’ils savent que leurs électeurs ont peur – une peur qu’ils entretiennent savamment, car elle autorise la mise en place des mesures les plus liberticides et les plus contraignantes, même si les moins démocratiques. Leurs électeurs ont peur parce qu’ils sont entretenus dans cette peur et mal informés. Il s’en trouve même pour montrer en exemple l’Australie, qui a réduit à zéro le nombre de clandestins morts dans ses eaux et arrivés à accoster sur ses rives ; mais à quelles conditions et à quel prix ? L’Australie a «externalisé» la gestion de l’immigration en payant des pays pauvres voisins pour qu’ils accueillent, dans des conditions peu dignes, ces immigrants qu’elle refuse de voir arriver sur ses terres – terres au demeurant, elles aussi, conquises par la force sur des aborigènes impuissants, à qui on n’a rien demandé.
Le sommet «extraordinaire » qui a traité de la problématique est une honte. Pour ceux qui croient encore au « rêve européen », dont je suis, c’est un coup terrible ; David Cameron, prêt à fournir un navire mais martelant que «pas un immigré ne mettrait les pieds au Royaume-Uni» est-il bien le représentant de cette Angleterre héroïque que mon père avait rejoint pour poursuivre la lutte contre l’Allemagne nazie ? Et tous les autres chefs d’Etat, comme des cancres au fond de la classe qui attendent que le cours de morale finisse pour retourner à leurs petites affaires…
Certains politiques dénoncent l’hypocrisie et l’inefficacité de ces mesures – qui ne sont pour l’heure, au demeurant, que des paroles dans le vide, peu susceptibles d’être transformées en actes. Il l’a déclaré sans ambages ce jeudi : «Ce qui se déroule aujourd’hui n’est rien d’autre que la conséquence de ce que l’Europe n’a pas voulu faire : appuyer une mission onusienne de stabilisation en Libye, aider l’opposition démocratique syrienne, faire de Frontex une véritable agence de protection des frontières avec une contribution obligatoire des Etats, développer un système de visas humanitaires qui n’obligerait pas les gens à s’en remettre à des réseaux criminels. Comme l’Europe a refusé d’intervenir dans son voisinage, elle affronte aujourd’hui le problème du djihadisme et celui des réfugiés. Si elle persiste, elle devra affronter d’autres drames».
Les spécialistes, chercheurs universitaires et gens de terrains, sont unanimes pour dire l’inanité de cette position «européenne». Mais que pèse leur avis face au vote de millions d’électeurs effrayés et mal informés ?
Que faire ?
L’immigration est la conséquence d’un problème beaucoup plus vaste, qui nécessiterait une modification radicale de notre politique internationale et de notre rapport avec les pays émergents ou pauvres. Ce n’est pas en coulant des bateaux de passeurs – au risque d’ailleurs de ruiner, voire de tuer, d’honnêtes pêcheurs – qu’on convaincra les candidats de rester chez eux ; d’autres passeurs trouveront d’autres filières, plus onéreuses, plus dangereuses, plus meurtrières. Il faut d’abord, comme le concluait le supposé cacique Cuatémoc, rendre aux pays pauvres ce qui leur appartient : leurs richesses, la maîtrise de leur destin. Nous nous sommes autorisés à coloniser le monde pour nous sauver ou pour nous enrichir ; aujourd’hui, au nom de ces valeurs dont nous sommes si fiers – même si elles ont parfois servi à justifier le pire –, nous nous devons d’accueillir non pas «toute la misère du monde», mais toute celle dont nous sommes en partie responsable et que nous pouvons largement assumer.
19 Mai 2015, Vincent Engel
Source : Libération