« Je ne reviendrai pas sur mes pas »
Le 26 juin, les dirigeants européens se réunissent à Bruxelles pour débattre de l’immigration alors que près de 300 demandeurs d’asile attendent dans la ville italienne de Vintimille, à la frontière avec la France. À Milan, François Hollande s’est appliqué à déminer le terrain et à justifier l’attitude de la France, accusée par l’Italie de ne pas respecter les accords de Schengen en bloquant les migrants à Vintimille. Philippe de Botton, de Médecins du monde, dénonce à Vintimille des conditions d’accueil des demandeurs d’asile « dégradantes et indignes de l’Europe en 2015 ».
En dix jours, près de 300 demandeurs d’asile se sont installés dans la ville italienne de Vintimille, à la frontière avec la France. Originaires d’Afrique de l’Est mais aussi d’Afghanistan ou du Pakistan, ils espèrent gagner un autre pays européen que l’Italie. Tournant le dos à la guerre, à des discriminations ou au marasme économique, ils espèrent un avenir meilleur.
Ce n’était d’abord qu’un bruit, fragile et hypothétique. Quelqu’un, on ne sait plus qui, l’a lâché au poste frontière de Vintimille. Là, il a couru sur les rochers amoncelés entre mer et route qui, depuis dix jours, tiennent lieu de chambres à ciel ouvert à quelque cent cinquante demandeurs d’asile originaires d’Afrique de l’Est. En chemin, il s’est logé dans l’esprit de Naseraldeen, Soudanais, 25 ans, qui en a fait son nouvel espoir.« Le 26 de ce mois, les dirigeants de l’Union européenne se réunissent en sommet, explique le jeune homme d’une voix aussi timide que le regard qu’il retient sous la visière d’une casquette bleu marine. Ils vont parler de nous. J’attends cela et j’espère que le résultat sera bon, c’est-à-dire que chacun pourra aller où il veut, en France, en Allemagne, en Norvège… »
Naseraldeen n’a pas tort. François Hollande, le premier ministre italien Matteo Renzi et leurs pairs du Vieux Continent vont bien débattre de l’immigration en fin de semaine, à Bruxelles. Mais rien n’indique qu’ils s’attacheront au cas des locataires des rochers de Vintimille, qu’un renforcement des contrôles policiers côté français empêche de passer en France. Il n’est pas plus sûr que les éventuelles décisions des dirigeants européens permettront à Naseraldeen de réaliser son grand projet : se rendre au Royaume-Uni. « Mon rêve, c’est d’étudier et de travailler à Londres pour améliorer la situation de ma famille et la mienne, murmure-t-il. Pour cette raison, je ne reviendrai pas sur mes pas, désormais, je suis tout près de la France, je la vois de mes propres yeux. »
Naseraldeen, 25 ans
Le jeune migrant, originaire du Soudan, souhaite rejoindre le Royaume-Uni pour y étudier et travailler. Mais comme tant d'autres, il est bloqué à Vintimille en Italie.
Photocopie d’une carte d’Europe en main récupérée par la bande, il hésite encore sur son itinéraire. Entrer en France au niveau de Vintimille ? Comme nombre de ses voisins du camp improvisé en bord de mer, il a emprunté ce trajet il y a dix jours avant d’être arrêté par la police française, qui lui a ordonné de rebrousser chemin jusqu’en Italie. Passer la frontière française par Modane, plus au nord ? Un choix qui implique un voyage en train jusqu’à Turin, et Naseraldeen n’a plus un centime… Sans oublier qu’à la gare de Vintimille, où il embarquerait, les forces de l’ordre pourraient relever ses empreintes digitales, ce qui, en vertu des règles européennes, lui imposerait de déposer toute demande d’asile en Italie. Or, c’est vraiment au Royaume-Uni que Naseraldeen veut s’installer.
Une chose est sûre : il ne changera pas d’avis. « Je n’ai pas peur car j’ai une volonté très forte d’y arriver », souffle-t-il devant ce qu’il s’amuse à désigner comme sa « chambre cinq étoiles » – une couverture à carreaux surmontée d’un drap censé offrir de l’ombre. Cinq années d’études de géologie à Dongola, dans le nord du Soudan, n’ont pas permis de trouver un travail à ce voyageur sans passeport ni valise – son seul bagage se résume à sa tenue, tee-shirt noir, pantalon marron et tongs violettes, « une couleur de fille », s’amuse-t-il avec une ironie qui est sa marque de fabrique.
Naseraldeen est un Four, peuple originaire du Darfour et objet de discriminations dans le reste du Soudan. « J’ai choisi la géologie pour travailler dans le pétrole, car nous en avons beaucoup au Soudan, explique-t-il. Mais quand tu es four, tout ce qu’on te laisse faire, c’est travailler avec tes mains. » Des travaux manuels, dans la construction surtout, Naseraldeen en a fait en nombre afin d’épargner la somme de 3 000 dollars (2 646 €) lui permettant de quitter son pays, il y a trois mois, et d’atteindre Vintimille. Derrière lui, il a laissé sa mère, une « forte femme » vendeuse de semences au marché, deux sœurs et un frère. La famille vit dans la région de Kelma, un camp de réfugiés où elle s’est installée après l’incendie du village natal, en 2003, par les djandjawids, des miliciens soutenus par Khartoum pendant la guerre au Darfour.
À Kelma comme à Dongola, Naseraldeen n’a eu que quelques occasions de s’offrir une entrée dans l’une de ces petites échoppes transformées en salles de télévision qui permettent à ceux qui n’en ont pas d’en profiter quelques heures. Ces rares échappées ont suffi à faire naître en lui une passion pour l’équipe de football de Chelsea, l’une de ses seules références sur le Royaume-Uni. Avec sa maîtrise de l’anglais, elle explique le choix de Naseraldeen de s’exiler outre-Manche, où il n’a ni adresse, ni ami, ni famille. À l’université, tout juste a-t-il entendu dire que Londres était « très grande et très belle ». « Je crois que c’est une ville qui convient à tout le monde, des gens de différents pays y vivent », ajoute-t-il.
La centaine de migrants qui a trouvé un refuge temporaire sur les rochers de Ventimille improvise des repas avec les conserves et les fruits distribués par les associations humanitaires et les habitants.
Dans les mauvais moments comme dans les meilleurs, Naseraldeen garde un même ton dépourvu de complainte, une même neutralité, précise, rigoureuse. Mais lorsqu’il évoque la préparation de la cuisine, pendant son trajet d’un mois, en 4 × 4, entre le Soudan et la Libye, il ose un léger sourire. Avec 27 compagnons de voyage – que des hommes, dont trois adolescents –, ils préparaient souvent du porridge. « Ce n’est pas compliqué, il faut de l’eau, de la farine et de quoi chauffer le tout bien sûr », explique le cuisinier, qui observe le jeûne du Ramadan depuis le 18 juin. Et d’ajouter : « Tous les habitants du Darfour savent faire à manger, c’est tellement simple ce que l’on mange ! ». La pitance ne fut pas exactement la même lors de sa longue escale en Libye : une poignée de haricots froids, servie une seule fois par jour, pendant ses deux mois passés dans un bâtiment probablement situé à Tripoli.
Naseraldeen n’est pas sûr du lieu car il y est arrivé la nuit et n’a pas eu l’autorisation d’en sortir. Là, dans une même pièce équipée seulement d’un WC, il a attendu le grand départ avec une quinzaine de personnes dans un premier temps, une soixantaine à la fin. « Une nuit, ils sont venus nous chercher et nous ont dit ”venez vite” », raconte-t-il. « On est montés sur un petit bateau, tandis qu’un Arabe frappait ceux qui n’allaient pas assez vite avec un bâton et les menaçait de mort. ». Après trois jours en mer, Naser-aldeen et 89 autres passagers ont approché les côtes italiennes. Un navire allemand les a ensuite conduits au port sicilien de Trapani. Puis, ce fut le périple du sud au nord de l’Italie jusqu’à Vintimille, via Palerme et Rome, d’abord pris en charge par les forces de l’ordre italiennes, puis par ses propres moyens. « J’ai de la chance d’être en vie », soupire Naseraldeen, dos à la mer.
« Des conditions d’accueil indignes »
« L’état de santé des demandeurs d’asile à Vintimille, au sens strict du terme, ne présente pas de problème majeur. Certains ont des problèmes de peau, d’autres des maux de tête. Il y a eu des problèmes de gale, que la Croix-Rouge italienne, qui fait un travail remarquable, a traités. Mais tous sont très fatigués, car la plupart sont partis depuis plus d’un mois. Ils sont en bout de course. Et bien que des douches sommaires aient été installées à proximité des rochers, l’hygiène peut devenir préoccupante et les conditions restent extrêmement sommaires et très difficiles. Ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de problème majeur et que, pour la plupart, les demandeurs d’asile ont 20 ans qu’il faut accepter cela. Ces conditions d’accueil sont dégradantes et indignes de l’Europe en 2015. »
Philippe de Botton, membre du conseil d’administration de Médecins du monde et endocrinologue à Menton.
A Vintimille, en Italie, les migrants se débrouillent dans des campements de fortune. Bloqués à la frontière franco-italienne, tous veulent rejoindre un pays européen après un périple de plusieurs milliers de kilomètres.
À moins de dix kilomètres de là, Mujeeb, petit gars trapu de 19 ans, ne dit pas autre chose devant la gare ferroviaire de Vintimille, où s’est improvisé un autre campement, réunissant environ deux cents demandeurs d’asile, originaires d’Afrique de l’Est, mais aussi d’Afghanistan, du Pakistan ou du Népal. Né en Afghanistan, Mujeeb partage avec Naseraldeen une histoire qui n’est ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre.
Il a quitté sa province natale de Djalalabad, à l’est de Kaboul, il y a un mois. « Mon père m’a dit de partir pour poursuivre mes études dans un autre pays après que mes deux frères ont été tués par des talibans dans une mosquée », explique-t-il. Le jeune homme a accompli un périple uniquement terrestre, dont il dégaine, dans l’ordre, les étapes : Iran, Turquie, Bulgarie, Serbie, Hongrie, Slovénie et Italie. Il lui a fallu débourser 3 000 dollars (2 646 €) dans un premier temps, mais ayant épuisé sa rallonge une fois en Serbie, il a reçu de son oncle 1 500 dollars supplémentaires (1 323 €), envoyés par mandat.
La péninsule n’est certainement pas la destination finale de Mujeeb. « Je veux aller en Allemagne, à Francfort-sur-le-Main, annonce-t-il d’un trait. J’ai regardé sur Google et j’ai trouvé ça beau. » Mujeeb n’y a aucune connaissance, mais il a confiance. «J’ai entendu des gens dire qu’il y a un bon gouvernement là-bas. » Il espère y réaliser sa « grande ambition » : « devenir un homme bien éduqué ».
Mujeeb, 19 ans
Le jeune Afghan a quitté sa province natale il y a un mois, après la mort de ses deux frères, tués par les Talibans. Il espère rejoindre Francfort-sur-le-Main, en Allemagne.
Adossé à un mur de la gare à vingt mètres de Mujeeb, Walid, 23 ans, Togolais, déroule à son tour son histoire. Il compte s’établir en France, dont il connaît la langue, comme menuisier, un métier qu’il a exercé pendant cinq ans à Lomé. Walid a quitté le Togo en 2013, après la mort de son père et de deux de ses sœurs dans des affrontements intercommunautaires à Ketao, dans le nord du pays. Avec Richard, Togolais lui aussi et ami de toujours, il a gagné la Libye via le Bénin et le Niger.
Richard, de son côté, a suivi son « frère » pour échapper à une dette dont il fut tenu pour responsable après la fuite du parent qui l’avait contractée. Ni l’un ni l’autre ne veulent donner de nouvelles à leur famille. Et Walid d’expliquer : « J’attends d’avoir une situation pour annoncer quelque chose à ma mère. »
Walid, 23 ans
Menuisier, Walid a fui le Togo en 2013 lors d'affrontements identitaires. Francophone, il souhaite venir en France pour y exercer à nouveau ce métier.
REPERES - L’UE a lancé son opération navale contre les passeurs
• Les ministres des Affaires étrangères de l’UE ont lancé lundi 22 juin une mission navale de lutte contre le trafic de migrants en Méditerranée. Elle sera limitée, dans un premier temps, à une surveillance accrue des réseaux de passeurs.
• Baptisée EU Navfor Med, cette opération compte un millier d’hommes. Elle est dirigée par l’amiral italien Enrico Credendino, qui est basé à Rome. Son navire de commandement sera le porte-avions italien Cavour, doté d’un hôpital.
• À ce stade, cinq navires de guerre, deux sous-marins, trois avions patrouilleurs maritimes, deux drones et trois hélicoptères participent à l’opération.
• L’opération est censée, in fine, permettre de détruire les embarcations utilisées par les trafiquants au plus près des côtes libyennes, et notamment les « bateaux mères » qui tractent en haute mer les radeaux de fortune chargés de migrants. Mais en l’absence d’une résolution du Conseil de sécurité autorisant l’usage de la force dans les eaux territoriales libyennes, elle est pour l’instant très limitée.
22 jin 2015, Mariane Meunier
Source : la-croix.com