Il devient difficile d’imaginer que les pères fondateurs aient pu un jour rêver d’une «Europe sans frontières».
L’espace Schengen, pourtant dit de «libre circulation», dans sa définition, est en train de se crisper au point de s’enfermer dans une forme d’état de siège psychologique et politique. Le continent dresse de plus en plus de herses devant l’afflux de migrants, venus d’Afrique et du Proche-Orient par la mer, et ses pays-membres n’hésitent plus à bloquer ceux qui se présentent à ses points de passage. À ce rythme, il sera bientôt difficile d’imaginer que les pères fondateurs, après les cadenassages de la Seconde Guerre mondiale, aient pu un jour rêver d’une «Europe sans frontières». L’espace paradisiaque dessiné par Jean Monnet ou par Konrad Adenauer compte désormais plus de 393 camps de rétention, où sont maintenus des citoyens du monde, empêchés de se déplacer sur le continent.
Dernier chantier en cours: la clôture de 4 mètres de hauteur que la Hongrie vient de décider d’installer tout au long du tracé de 154 km qui la sépare de la Serbie, au sud de son territoire. Ses dirigeants entendent ainsi exprimer leur lassitude devant les lenteurs de la communauté à affronter la question des arrivées massives d’étrangers.
«De tous les pays de l’Union européenne, a expliqué, le 17 juin, le ministre des Affaires étrangères, Peter Szijjarto, la Hongrie est celui qui subit la plus forte pression migratoire. Une réponse commune […] prend trop de temps et la Hongrie ne peut plus attendre, elle doit agir.»
54.000 personnes ont ainsi été accueillies par Budapest depuis janvier dernier, contre un peu plus de 2.000, l’an dernier, ce qui placerait la Hongrie, selon les statistiques européennes, au deuxième rang des pays les plus sollicités, après la Suède. Toutefois, l’idée de cet «accueil» doit être nuancée: comme d’autres pays de l’Union, la Hongrie se contente souvent de parquer, dans des conditions fort médiocres, tous ceux, exilés syriens, irakiens, afghans et migrants «économiques» kosovars, qu’elle ne parvient pas à bloquer, au sud, ou à pousser discrètement plus au nord.
La Serbie a protesté contre cette brusque fermeture de frontière. Mais le même ministre des Affaires étrangères hongrois assure que «cette décision ne contrevient à aucun traité international et que d’autres pays ont opté pour la même solution». La Serbie n’est en effet pas membre de l’espace Schengen et la Hongrie ne fait que clore plus hermétiquement une limite extérieure de l’UE, sans se mettre hors la loi commune. En cela, elle imite la Bulgarie, la Grèce, ou encore l’Espagne, qui tente de protéger du continent africain ses enclaves marocaines de Ceuta et de Melilla par des grilles sur plusieurs rangs. Le monde entier a vu les images de ces dizaines de migrants courant ensemble, la nuit, se jeter à l’assaut de ces barrières de 6 mètres de haut, que certains soupçonnent même d’être en voie d’électrification. Le Grèce a planté de barbelés les bordures de la Thrace, sa frontière terrestre avec la Turquie, contraignant les exilés syriens ou irakiens à de périlleux voyages par la mer.
Murs de la honte
Les «murs de la honte» sont de retour. Remake de scènes héritées de la Guerre froide. Sur les chemins de l’est, l’Albanie, la Macédoine, la Slovénie –qui est membre de l’UE– menacent d’élever leurs propres barrières si tous ceux qui fuient les conflits du Proche-Orient continuent de remonter l’Europe par la Méditerranée orientale.
L’Europe de Schengen demeure le continent des libres circulations. Sauf pour les voyageurs de la misère et des persécutions
Les autres, les grands pays de l’Ouest, ceux qui ont encore une réputation européenne à défendre, procèdent désormais par fermetures provisoires. Ils opposent leurs forces de l’ordre à l’entrée de leur territoire, et seulement aux migrants. Les autres peuvent passer; les marchandises aussi. Frontières ouvertes, assurent les gouvernements. L’Europe de Schengen demeure le continent des libres circulations. Sauf pour les voyageurs de la misère et des persécutions.
L’Autriche bloque ainsi tous ceux, parmi les 50.000 migrants enregistrés depuis janvier en Italie, qui refusent d’intégrer les camps d’accueil –ou que la police italienne pousse, sans le dire, vers le nord. L’Allemagne fait de même pour ceux qui passent par la France. Les TGV Paris-Francfort sont désormais arrêtés en douane par la police germanique, et renvoyés vers l’Hexagone. La France, de son côté, a interdit son territoire à des centaines d’Érythréens et de Soudanais qui se sont présentés, début juin, au poste de Vintimille, sur la Côte d’Azur. Comme, à son tour, la police italienne les a empêchés de redescendre vers l’Italie, les migrants ont campé sur la rive entre deux rangées de CRS, en une sorte de camp de rétention sauvage.
Hypocrisie
Jusqu’à présent, un jeu des plus hypocrites présidait aux pratiques européennes. La Convention de Dublin II, qui définit le droit d’asile entre les 28, préconise de faire enregistrer les réfugiés par le pays par lequel ils entrent dans l’UE. C’est-à-dire l’Italie et la Grèce. Ce qui permettait aux pays limitrophes de la Botte de repousser le plus possible de migrants vers le sud. Après le coup de force du ministère de l’Intérieur français, à Vintimille, le gouvernement de Matteo Renzi a décidé de crever l’abcès, et de dénoncer cette réalité non avouée. Le Premier ministre italien a menacé ses partenaires et la Commission européenne de délivrer des titres de résidents temporaires à ceux qu’elle recueille en Méditerranée, leur donnant ainsi, selon la règle de l’UE, la possibilité de traverser de plein droit l’espace Schengen.
C’est ce qui a poussé, le 17 juin, le gouvernement de Manuel Valls à augmenter sensiblement sa capacité d’accueil des réfugiés, par décision du dernier conseil des ministres. 9.500 places d’hébergement supplémentaires (25.000 actuellement) devraient être proposées aux exilés bénéficiaires du droit d’asile et aux demandeurs de ce même droit, qui sont, pour beaucoup, logés à l’hôtel ou abandonnés à la rue. 1.500 autres places de transit devraient être destinées aux migrants sans autre statut que d’être illégaux, parce que non demandeurs ou non bénéficiaires du droit d’asile, et qui «ont vocation à quitter le territoire», selon la formule usuelle.
Légitimation d’une politique de fermeté
Car, contrairement à ce que pourraient penser les partis de gauche et les habitants de Paris qui se portent depuis juin au secours des exilés sans abri dans la capitale, après les premières évacuations du métro La-Chapelle, ce soudain accroissement de l’accueil en France n’est pas le produit de mouvements solidaires. Du point de vue du gouvernement, ce qui est en jeu n’est pas la fidélité à une vocation des droits de l’homme, de plus en malmenée, mais plutôt tout le contraire: la légitimation d’une politique de fermeté et de refoulement.
Durcissement
Depuis que la Commission européenne a décidé, en mai, de faire répartir par «quotas» entre les 28 quelque 40.000 exilés stationnés en Italie et en Grèce, ainsi que 26.000 réfugiés syriens accueillis au Liban au titre de l’ONU, la France a pris en fait, sans le reconnaître, la tête des pays en résistance contre la préconisation européenne. Bernard Cazeneuve et Manuel Valls ont d’abord porté ce message, puis le président de la République lui-même. Pour eux, l’heure est plus à la fermeture de l’espace Schengen, aux politiques de «retour au pays», aux moyens de renvoyer l’afflux humain vers ses pays de départ qu’à des solutions équitables d’accueil.
Confrontée à une opposition de droite et d’extrème droite de plus en plus frontale sur le sujet et à une opinion publique majoritairement hostile à l’immigration, la gauche de gouvernement espère s’épargner encore le sort que connaît, depuis les élections législatives du 18 juin, le gouvernement social-démocrate danois. À savoir sa chute, après une campagne névrotiquement axée sur la présence des étrangers, de par la victoire de la droite libérale et, surtout, du Parti populaire danois (DF-extrême droite).
À la vérité, la France cherche assez désespérément à faire admettre à ses partenaires et à la Commission européenne la nécessité d’un durcissement des moyens opérationnels communs, notamment maritimes, pour asphyxier l’afflux migratoire. Les uns et les autres l’ont entendue mais ils lui mettent le marché en main: si l’Europe veut rester, au moins en apparence, le continent de la démocratie, elle doit équilibrer ses refoulements et sa politique d’accueil, secourir autant qu’elle refoule, or, pour la France, les plateaux de la balance ne sont pas en équilibre.
Manque d’asile
Contrairement aux compliments qu’elle ne cesse de s’adresser, celle-ci pèche par manque d’asile et vit encore sur les souvenirs généreux de ses campagnes de sauvetage et d’accueil des boat-people asiatiques, dans les années 1970. L’Italie et la Commission européenne, très remontées contre Paris, mais aussi son partenaire allemand, sans parler de la vertueuse Suède ou de la rugueuse Hongrie, lui reprochent un taux très médiocre de délivrance du droit d’asile.
22% est le pourcentage de délivrance du droit d’asile en France (contre 67% en Finlande ou 39% en Gande-Bretagne)
Les derniers chiffres rapportés par Le Monde sont cruels. Le gouvernement socialiste n’a octroyé que 22% de statuts sur les 60.000 demandes d’asile déposées en 2014 (selon le mode de calcul d’Eurostat). Contre 42% en Allemagne, 40% en Belgique, 67% en Finlande, 39% en Grande-Bretagne – pour une moyenne européenne de 45%.
Le Haut Commissariat pour les réfugiés (HCR) avait enregistré 160.000 Syriens, en transit au Liban. Paris n’en a accepté que deux fois 500. L’Allemagne en a recueilli deux fois 10.000. Au début de l’année, déjà, les représentants du HCR dénonçaient, en termes diplomatiques, les conditions de vie dans lesquelles étaient laissés les Érythréens et les Soudanais, bloqués à Calais, en vertu de l’accord franco-britannique de fermeture de la Manche.
«Le Calaisis n’est pas le Darfour, rappelait un diplomate, ni le Liban, qui accueille près d’un million de Syriens. Néanmoins, la situation est préoccupante, et il faut y répondre.»
Frontières
Les mêmes s’empressent d’expliquer que la France a tort de persister à se présenter comme solidaire des persécutés: même s’il est vrai que les Érythréens, qui arrivent de plus en plus nombreux sur son sol, s’obstinent à vouloir gagner l’Angleterre ou la Suède, la France, patrie des droits de l’homme, n’a accordé, en 2014 que 14,8% statuts de bénéficiaires du droit d’asile à ceux qui en ont fait la demande. Contre 100% en Suède. Et 85%, en moyenne, dans les grands pays de l’UE…
Vider peu à peu les camps de rétention
En raison de ses retards, Paris va devoir finir par accepter un fort contingent des 40.000 réfugiés italiens et des 26.000 syriens. Toutefois, le principe de répartition est aussi un piège pour les immigrés. La France est aussi en tête des pays ayant compris que l’extension de l’asile, dans toute l’Europe, va permettre du même coup de radicaliser les justifications de renvoi. Il sera politiquement plus facile de déclarer illégaux, pour l’Europe démocratique, ceux des migrants qui auront été déboutés. Et d’espérer vider peu à peu les camps de rétention qui gonflent dans tout l’espace Schengen.
L’asile même va devenir frontière. Par le revers de sa face. L’officialisation d’une décision communautaire, qui fera sans doute l’objet d’une cérémonie particulière, qui sera présentée comme une heure de fierté collective, risque fort d’être en fait l’aube d’une ère nouvelle. Moins d’hypocrisie, mais aussi moins de vertu.
La publicité auto-louangeuse faite au thème de l’asile, après les images terribles des naufrages en Méditerranée et la vision des barbelés dans la campagne grecque, pourrait d’abord avoir raison des immigrés «économiques», quittant des pays qui ne sont pas déclarés en guerre. Les Turcs, les Albanais, les Kosovars pour les Allemands. Ou les Sénégalais et les Maliens pour les Français. Les démocrates européens, qui tentent encore d’échapper aux foudres politiques de leurs opinions et des partis xénophobes, vont se montrer à coup sûr plus expéditifs. Ces frontières-là sont moins visibles.
23.06.2015 , Philippe Boggio
Source : slate.fr