L'écrivain dit être perçu davantage comme un Marocain que comme un Français. Mais il laisse ce genre de question à la police des frontières.
J’ai eu la chance d’être accueilli en France en une époque où l’immigration n’était pas un problème et où l'on pouvait débarquer dans ce pays avec un simple passeport en cours de validité. C’était en 1971. Je connaissais la France pour avoir lu et appris par cœur certains de ses grands poètes, pour avoir lu ses meilleurs écrivains, de Voltaire à Camus en passant par Rabelais, Montaigne, Genet et Aragon. Je lisais tout ce que je trouvais en plus des livres empruntés à la Bibliothèque française.
Il y avait à Tanger un handicapé moteur qui rachetait les invendus des journaux et revues venus de France. Je lisais Le Monde avec une à deux semaines de retard, j’avais la collection quasi complète des Cahiers du cinéma (couverture jaune), Esprit, Les Temps modernes et même La Revue des deux mondes. Cette presse, à cause du coût du transport, ne repartait pas en France. On la vendait au kilo pour emballer le poisson ou les amandes grillées.
Deux passeports et une même liberté
Toute ma culture de jeunesse, je l’ai acquise en français et je la considérais comme la plus belle fenêtre ouverte sur le monde à partir de ma petite chambre à Tanger. J’écoutais aussi la radio et suivais la retransmission des pièces de la Comédie-Française, je suivais le jeu Quitte ou double et j’écoutais les émissions de Frank Ténot sur le jazz, ma musique préférée.
Lorsqu’en 1971 la répression battait son plein au Maroc, lorsque l’enseignement de la philosophie que j’assurais au Lycée Mohamed-V à Casablanca a été brutalement arabisé, je me suis enfui, ou presque. J’ai quitté mon poste et je suis arrivé le 11 septembre 1971 à Paris pour faire un doctorat de troisième cycle. J’ai eu comme professeur Mme Germaine Tillion durant une année. Elle m’a ouvert les yeux sur la société maghrébine avec son livre Le Harem et les Cousins. Ensuite, j’ai suivi les cours du Dr Claude Veil en psychiatrie sociale.
Cette France-là, je lui serai toujours reconnaissant. Elle m’a sauvé et m’a ouvert les bras.
Aujourd’hui, quand on me demande si je suis français ou marocain, je dis : "Je suis les deux et cela ne me pose aucun problème ; j’ai une double identité, deux passeports et une même liberté, je rêve en arabe et en français."
Se méfier de la pureté
Il y aurait beaucoup à dire sur la France telle qu’elle se présente aujourd’hui. Si l'extrême droite progresse, c’est parce que l’intégration des enfants nés en France de parents immigrés se fait malgré tout, avec des hauts et des bas. Avec des problèmes, mais la majorité se sent bien dans ce pays. La preuve, c’est l’augmentation des mariages mixtes (voir le dernier livre d’Emmanuel Todd). Ne nous focalisons pas sur une minorité qui n’a pas trouvé sa place dans cette société et qui a été avalée soit par la délinquance soit par le délire religieux. J’aime la France de la solidarité, celle qui lutte contre les injustices, contre le racisme sous toutes ses formes. La France des enseignants, des infirmières et aides-soignantes, des chercheurs, des travailleurs qui ramassent nos poubelles pendant qu’on dort. La France qui se mobilise pour le respect des droits humains et qui ne se résigne pas, celle qui s’indigne et agit. Elle a parfois du mal à faire entendre sa voix, mais cette France est belle et pleine de grâce.
Le paysage humain de la France a changé, il a pris des couleurs et de nouvelles épices. C’est le mouvement de l’histoire. Il vaut mieux s’en réjouir et travailler pour que les laissés-pour-compte puissent se sentir chez eux et n’aient pas envie de suivre le premier gourou venu pour faire le malheur.
Il faut se méfier de la pureté. Cela rappelle d’horribles souvenirs. C’était une des obsessions du nazisme. Alors, l’identité française n’est, à mon avis, ni malheureuse ni menacée dans son intégrité. Elle change selon les lois de l’histoire et la nature de l’évolution. Comme pour la pureté, faisons attention de ne pas répandre la peur, car, comme disait Gogol, « plus contagieuse que la peste, la peur se communique en un clin d’œil ».
26/06/2015, Tahar Ben Jelloun
Source : Le Point