Cette histoire n’est pas à la gloire de la justice française. D’abord, elle commet une erreur qui envoie un homme en prison à la place d’un autre pendant treize ans ; ensuite, elle tarde tant à indemniser l’innocent qu’on finit par se demander ce qu’il y a derrière tout cela. Récit d’une drôle d’affaire.
Il tourne en rond dans la petite maison de Lille-Sud que lui prête sa sœur. Dans tous les coins de la pièce, il entrepose des cartons contenant des paquets de lessive, des bonbons, des produits divers. « C’est du déstockage. Je fais de la revente à l’unité pour gagner un peu d’argent. C’est la honte, non ? »
Ben non. Il n’y a pas de honte à gagner sa vie comme on peut. Si honte il devait y avoir, dans cette histoire, ce serait peut-être à la justice française de s’y coller. Depuis le 20 avril 1998, par la faute d’une monumentale erreur, elle pourrit la vie de Brahim El Jabri, 49 ans – dont treize en prison pour un crime qu’il n’a pas commis.
Donc, il tourne en rond. Toujours pas indemnisé, toujours pas réhabilité. Dans un premier temps, l’agent judiciaire du Trésor lui avait proposé… 0 euro d’indemnisation. « J’avais cru à une blague, soupire-t-il. Il paraît qu’ils ne trouvaient pas trace de mon incarcération. » Vérification faite, ce n’était pas une blague : l’administration ne voyait pas la preuve de ses treize ans de détention.
Ses avocats, Luc Abratkiewicz et Jean-Marc Darrigade – les mêmes depuis le début de l’affaire – ont rué dans les brancards et une nouvelle proposition vient d’arriver dans la petite maison de Lille-Sud : 300 000 euros. « Le dixième de ce qu’on demande », déplore encore El Jabri. « On va leur laisser, dit Luc Abratkiewicz. On va aller au procès. » Pour comparaison, 300 000 euros, c’est ce qu’ont touché certains acquittés d’Outreau pour 3 ans de prison. Pour 15 ans, Patrick Dils a eu un million, Marc Machin 650 000 pour 6 ans, Loïc Sécher 800 000 pour 7 ans.
Interdit de territoire
Mais il y a pire. Toujours sous le coup d’une interdiction de territoire datant de 1994, Abderrahim El Jabri ne peut pas récupérer ses papiers. Donc, pas trouver de travail (d’où les cartons et les coups de sonnette), et même pas aller sur la tombe de son père, au Maroc. « Et je ne vous raconte pas les contrôles d’identité que je termine en garde à vue… »
Les deux avocats ont introduit une requête en relèvement que le tribunal de Montpellier a fini par examiner la semaine dernière. « Mais quand nous nous sommes présentés devant eux, ils se sont aperçus que le casier judiciaire n’avait pas été nettoyé. La condamnation à 20 ans de réclusion y est encore. Ils ne pouvaient donc rien faire. Ils ont renvoyé l’audience au 19 novembre . » Luc Abratkiewicz parle de mépris, de barbarie judiciaire, raconte que Brahim El Jabri, « qui n’a pas un rond, avait payé un billet de train, s’était mis sur son trente et un » et qu’« il était en larmes, à la sortie du tribunal ».
Dans la maison de sa sœur, El Jabri souffle : « Je suis fatigué de tout cela. Je voudrais recommencer à vivre. C’est pas trop demander, quand même ! Juste vivre la vie qu’on m’a volée… »
Condamnés sur la foi d’un témoignage changeant
L’affaire remonte à 1997, quand Aziz Jihlal, un petit dealer avec lequel El Jabri et son ami Azzimani étaient en affaire, est retrouvé mort à Lunel, dans l’Hérault. Le corps percé de 108 coups de couteau.
Brahim El Jabri avait quitté le Nord quelques mois plus tôt pour rejoindre ses sœurs dans l’Hérault, où il pensait trouver plus facilement du travail. Un an plus tard, donc, les deux hommes sont arrêtés puis condamnés à vingt ans de réclusion criminelle. En première instance, en 2003, puis en appel en 2004. Sur la foi, notamment, du témoignage fragile d’un homme vivant en solitaire dans une caravane non loin du lieu du crime. Plusieurs fois, celui-ci changera de version.
Une trace d’ADN
Sans cesse, El Jabri et Azzimani clament leur innocence, mais on ne les entend pas. Mais en 2009, un élément nouveau va tout relancer. Une trace d’ADN qui « matche » enfin avec un type de la région, que les gendarmes vont interroger et qui reconnaît le crime. Et désigne un complice, qui reconnaît aussi. Les deux dédouanent totalement Azzimani et El Jabri lors d’un procès aux assises où ils sont à leur tour condamnés.
En juillet 2014, il y a tout juste un an, Brahim El Jabri et Kader Azzimani sont acquittés par la cour d’assises du Gard, au bout d’un marathon judiciaire comme la justice française en a le secret : il a fallu, évidemment, passer par la cour de révision. « Il se sera donc écoulé 5 900 jours, soit plus de 16 ans, avant que leur innocence soit enfin reconnue », dit Me Darrigade. Mais pas encore indemnisée.
11/07/2015, ÉRIC DUSSART
Source : lavoixdunord.fr