D’un vieux Nokia rafistolé avec du scotch jusqu’à l’appli Skype, la connexion permanente est essentielle chez les migrants. Contact, intégration, elle est aussi parfois question de vie ou de mort.
En 2013, il y avait 230 millions de migrants dans le monde – environ 3 % de la population mondiale – poussés à quitter leur pays par la recherche de travail, par la guerre, la pauvreté, le changement climatique... Ces migrations ne cessent de s’amplifier, créant pour 3% de la population mondiale des modes de vie à distance, de l’entre-deux.
On se représente encore souvent le migrant comme un déraciné, absent du pays d’origine comme du pays d’arrivée. Or, les migrants sont aujourd’hui « connectés » : ils ont, comme tout le monde, des téléphones avec lesquels ils gardent le contact avec leurs proches, s’intègrent à la société d’accueil - et qui peut parfois leur sauver la vie.
La sociologue Dana Diminescu, qui dirige le programme « Migrations et Numériques » à la Fondation Maison des Sciences de l’Homme, étudie depuis plus de dix ans comment les technologies de l’information et de la communication ont modifié l’expérience des migrants : des modes de départ aux façons d’être loin. Elle décrit l’expérience du migrant comme une « double présence » (ici et là-bas) et affirme que l’intégration passe de plus en plus par le fait de pouvoir être connecté – à tel point qu’elle défend l’idée d’un « droit à la connexion »
C’est quoi, un « migrant connecté » ?
Aujourd’hui, le migrant n’a peut-être pas de papier, mais il a au moins un téléphone portable dans sa poche. Le projet de départ, maintenant, se fait souvent par des recherches sur ordinateur. Et la première chose qu’on fait, une fois arrivé, c’est d’appeler. Le téléphone est un instrument de sécurité, mais aussi d’intégration : avec un téléphone, les migrants peuvent être contactés par les sociétés d’accueil.
Pour moi, le migrant contemporain est plus proche du navigateur que du déraciné. La figure du déraciné évoque l’image d’une personne qui coupe les liens et n’arrive pas à s’installer. Aujourd’hui, le migrant c’est plutôt quelqu’un qui a plusieurs ancrages, qui est très connecté. S’il est déconnecté, c’est de façon rhizomatique.
Cette idée a mis du temps à se diffuser. Quand j’ai commencé à étudier ce sujet, il y a plus de dix ans, j’ai étudié des populations qui vendaient des journaux dans la rue. J’ai bien vu comment ils s’appropriaient les technologies. Une femme de la communauté avait reçu un téléphone par un Français, puis l’avait partagé avec tout son squat. Petit à petit, tout le monde avait eu un téléphone. Dans le squat, ils n’avaient pas l’électricité, mais ils avaient un mobile. Et, parce qu’ils avaient un répondeur, qu’ils étaient joignables par la société... en un an et demi, ils n’étaient plus dans la rue.
Pourtant, j’ai attendu 12 ans avant de voir apparaître les premières initiatives de téléphonie solidaire, avec Emmaüs Connect, un programme d’inclusion pour donner des téléphones aux gens en difficulté. Les assistants sociaux disaient : ils n’ont déjà pas d’argent, pourquoi avoir un téléphone ? Sans réaliser qu’aujourd’hui, ne pas avoir la possibilité de rester en contact – parce que c’est ça qui se jouait, c’était être dans l’antichambre de l’exclusion.
Vous expliquez qu’un des grands changements qu’apportent les technologies de communication modernes, c’est qu’elles permettent d’être toujours en lien avec ceux qui sont restés au pays. A quoi ressemblent ces nouvelles formes de présence ?
Le lien avec les absents était très fort avant les TIC – avec les lettres, le téléphone... Mais ce que les technologies apportent, c’est la possibilité du quotidien. La communication n’est plus une façon de suppléer l’absence : elle devient une façon de vivre ensemble à distance.
A mesure que les technologies évoluent, nous faisons voyager de plus en plus de notre corporalité : la calligraphie avec les lettres, la voix avec le téléphone et maintenant, l’image.
On se raconte quotidiennement la vie, on fait des choses ensemble, on se montre l’environnement où on vit... C’est comme ça qu’on est présent ensemble. A tel point que parfois des migrants me disent : « Quand je suis retourné chez moi, je savais tout. Il n’y avait plus rien à raconter. »
Cela soulage un peu le manque de l’autre, ça répond un peu à cette compulsion de proximité dont chaque migrant fait l’expérience.
Mais en même temps, cette présence devient aussi une contrainte et un devoir quotidien : être présent là-bas est devenu le deuxième travail du migrant. Avant, il y avait le devoir d’envoyer de l’argent et maintenant il y a en plus celui de maintenir la présence.
Par ailleurs, les nouvelles technologies proposent de plus en plus de low cost. L’asymétrie traditionnelle constatée dans la sociologie de l’immigration, où c’est le migrant qui appelle et la famille qui reçoit son appel, change un peu. Maintenant, la famille aussi peut appeler. Et comme les communications coûtent moins cher, elles peuvent aussi durer plus longtemps. Je connais une fille et une mère qui ouvrent Skype dès qu’elles se réveillent, pour être ensemble du matin au soir. Cela pose certains problèmes, bien sûr : la mère habite avec son fils et sa belle-fille, et la belle-fille se sent gênée d’avoir quelqu’un qui est toujours là, qui regarde sa maison, son intimité...
Vous racontez l’histoire d’un couple de Philippins travaillant à Paris, qui semble littéralement vivre dans deux endroits à la fois...
Chez eux (une chambre de bonne dans le 6e arrondissement parisien), ils gardaient toujours l’ordinateur ouvert, avec sur l’écran, une photo de leur maison de Manille. Il leur suffisait de cliquer sur Yahoo Messenger (à l’époque où j’ai fait l’entretien), pour entrer dans la maison. Quand on rentre chez soi à Paris et qu’on rentre en même temps chez soi à Manille... Qu’est-ce que ça veut dire, alors, d’être « chez soi » ?
Cela dit, un décalage s’installe toujours – décalage horaire d’une part et décalage technologique d’autre part. Car il y a une différence de débit et d’infrastructure entre les pays. Par exemple, quand on appelle en Afrique, il y a souvent un décalage de l’image qui arrive en retard. La simultanéité que les télécoms promettent, l’« ici et là » en même temps n’existe pas : un décalage s’insère et réintroduit la distance.
Quels sont les effets de cette « double présence » sur ceux qui la vivent ?
Cela peut enfermer et créer de nouvelles formes de ghettoïsation. Je pense à l’histoire d’une famille chinoise, dont les parents étaient partis en France. Pendant 5 ans, ils avaient envoyé des choses en Chine, et notamment à leur fils resté là-bas.Quand ils l’ont fait venir en France, le garçon était très digitalisé, il avait tout un réseau en ligne. En France, il a continué à jouer en réseau toute la journée avec ses copains qui étaient en Chine. Il restait dans sa sa bulle chinoise, et n’arrivait pas du tout à interagir avec les autres en France. Les parents se sont inquiétés, ont fait appel à une association et ça s’est arrangé.
Mais il y a aussi des aspects positifs. J’ai aussi connu le cas d’un migrant tunisien, qui était très malheureux et était devenu alcoolique. Pour l’aider à s’en sortir, sa famille l’appelait sur Skype tous les soirs : toute la famille passait devant la caméra de Skype, la maman, les frères et sœurs, pour lui raconter leur vie, pour le garder à la maison et passer du temps avec lui... et ils ont réussi !
Certains s’en plaignent, d’autres sont contents... mais tout le monde cherche à être connecté. Personne ne cherche à ne pas être connecté.
Et est-ce que ça modifie aussi l’absence ?
L’absence est toujours là ! Plus on se voit, plus on veut se rencontrer « face to face ». Parce que les technologies ne permettent toujours pas de se toucher, n’est-ce pas, ni de se regarder dans les yeux. L’absence est moins radicale, partielle, mais elle ne s’éloigne pas.
Et du côté de ceux qui restent au pays, le fait d’avoir accès à la vie des émigrés ?
Ils vivent la vie des autres. J’ai fait une enquête dans une ville de Roumanie où un quart de la population est partie. Et ceux qui restent étaient tous sur Facebook et suivaient la vie des autres qui étaient partis ailleurs. Ça joue beaucoup dans ’l’imaginaire de l’ailleurs – car chez eux il ne se passait rien.
Tel que vous le décrivez, le migrant connecté est une figure hyperbolique de la vie connectée telle que beaucoup de gens la vivent tout en n’étant pas du tout migrants. La présence-absence, la perméabilité des technologies dans le quotidien... on vit tous plus ou moins ça.
Absolument ! Complètement.
On a parlé de Facebook, de Skype... les sites que tout le monde utilise. Est-ce qu’il y a un « Web des migrants », avec des réseaux et des sites créés spécialement pour eux ?
Nous avons étudié le « Web matrimonial » [les sites de rencontres communautaires, nldr] quand nous nous sommes aperçus que dans les cybercafés, les migrants passaient beaucoup de temps à regarder les sites de rencontre... Les associations voulaient les orienter vers des sites administratifs, d’e-learning... mais ils regardaient beaucoup les sites de rencontre ! (rire) En étudiant ces sites, nous avons découvert que les migrants ne cherchent pas à aller loin pour se marier : ils cherchent toujours quelqu’un ici d’abord. C’était intéressant parce que c’était au moment où Sarkozy disait que la politique de regroupement familial créait de l’immigration. C’est peut-être vrai dans quelques cas, mais notre analyse statistique, menée sur 10 000 profils, a montré que ça ne tenait pas la route en général.
Il y a tous les services de transferts d’argent par téléphone. Le chercheur David Buny et moi avons étudié les transferts (anonymisés bien sûr) d’une grande banque française. Et à notre grande surprise, nous avons constaté que presque 80 % des gens s’envoyaient de l’argent à eux-mêmes – alors qu’ils pouvaient en envoyer à leur famille. Ce résultat contraste nettement avec la plupart des études sur le sujet, qui présentent la dette comme un devoir informel, une obligation d’envoyer de l’argent à sa famille. En demandant aux gens, nous avons découvert que certains déléguaient l’usage de cet argent via des procurations, mais d’autres le gardaient pour eux. Nous en avions déduit que plus on conçoit un outil pour permettre une autonomie et une gestion à distance, plus les gens en font usage.
Une autre forme de ce Web des migrants, ce sont les diasporas. Vous avez étudié la forme qu’elles prennent sur le Net, en dirigeant un grand projet de cartographie des « diasporas numériques » que vous avez dirigé, « Le E-diasporas atlas ». A quoi ressemblent ces diasporas connectées ?
Une diaspora classique se définit toujours par le départ du pays d’origine : c’est ça qui coagule un imaginaire collectif. Alors que sur la toile, on voit qu’un événement est parfois beaucoup plus important. Les e-diasporas peuvent se créer autour d’événements : politiques, comme ç’a été le cas avec les révolutions en Tunisie ou en Egypte, ou technologiques, avec l’arrivée de Twitter dans un pays. Par exemple, la diaspora marocaine, on a vu qu’une partie de la blogosphère, qui était très active, est aujourd’hui moins active. En regardant de plus près, nous avons vu que c’était parce qu’elle avait migré sur Twitter.
Est-ce que le numérique a créé de nouvelles frontières ? Rendu plus difficile le passage des migrants ?
Aujourd’hui, la première frontière que rencontre le migrant est informatique : le passage par le fichier des délivrances de visa où l’on passe avec son propre code, son nom, sa date de naissance... Cette frontière est dans le pays d’origine (à l’ambassade, au consulat) mais elle peut se trouver n’importe où, dans l’ordinateur d’un agent de contrôle, n’importe où en Europe ou ailleurs. La frontière devient donc ubique. C’est une phrase d’un migrant qui m’a fait comprendre ça : il disait « Ils m’ont cherché sur l’écran, et ils ne m’ont pas trouvé. Et je suis passé. »
Ensuite, bien sûr, il y a la frontière numérique : la différence d’accès à ces technologies. Ces frontières existent toujours mais on est en train de les dépasser. Les migrants ne me semblent pas moins compétents que d’autres populations.
Mais on a trouvé tout de suite de l’argent, pour mettre en place les frontières informatiques, alors qu’il a fallu attendre 15 ans pour voir des initiatives autour de la solidarité numérique, de la e-inclusion. Il y a un vrai décalage – mais on commence à assister à une prise de conscience.
Plus ces migrants sont connectés, plus ils produisent des données qu’ils laissent derrière eux. Vous dites qu’ils deviennent « traçables ». Est-ce que cette traçabilité protège plus les migrants, surtout ceux qui sont en situation irrégulière, ou est-ce que ça les expose plus ? Je pense au travail de Watch the Med, une ONG qui utilise les données produites par les téléphones des migrants pour savoir où ils sont en mer et qui leur permet d’envoyer un appel à l’aide.
Les deux. Watch the Med est un cas exceptionnel, un travail remarquable, engagé et concret. Il existe peu d’initiatives de cet ordre-là. Mais la police peut aussi utiliser les traces numériques des migrants pour démanteler un réseau de passeurs.
Mais les téléphones ont aussi été utiles dans les luttes politiques des sans-papiers...
Pendant l’occupation de l’église Saint-Bernard par un collectif de sans-papiers, en 1996, les sans-papiers ont pu utiliser fortement les TIC. Ils avaient des talkies-walkies dans les manifs, puis un syndicat des PTT, Sud-PTT, leur a donné des téléphones. Ces téléphones devenaient des instruments de lutte : quand les sans-papier étaient en danger, ceux qui avaient des téléphones appelaient le réseau qui parrainait le mouvement, dont les membres arrivaient pour s’interposer devant la police. De même, les sans-papiers devenaient joignables par les journalistes. C’est aussi à cette époque que s’est créé le premier site des sans-papiers, qui est devenu le site Pajol. Quand nous l’avons cartographié, nous avons vu qu’il avait une portée mondiale alors que c’était un petit mouvement de rue d’une quarantaine de personnes mais pointé par nombre de sites de médias alternatifs.
Pourquoi dites-vous que le « droit à la connexion » doit être un droit universel ?
Cela peut paraître un peu utopique, mais si je le défends, c’est parce que j’ai pu observer qu’avoir un téléphone dans la poche peut te sauver : te sauver de la précarité, te sauver si tu es en détresse perdu en mer... et peut te connecter à la société où tu arrives.
Le téléphone est nécessaire pour rester connecté au monde.
Ça a pris du temps, mais les gens acceptent l’idée que les migrants sont plus ou moins connectés. On voit apparaître des applications ou des services qui leur sont destinés. Nous avons récemment organisé un hackathon sur « les réfugiés connectés ». Parmi les projets, une application que j’aime beaucoup, CALM, pour organiser l’hébergement chez l’habitant des réfugiés.
Aujourd’hui, rester connecté permet de sauver des vies.
12/07/2015, Claire Richard
Source : rue89.nouvelobs.com