Un des effets les plus visibles et pourtant les moins commentés de la « crise » des réfugiés, est l’activation d’une frontière toujours latente, mais plus ou moins saillante selon les époques et les contextes sociopolitiques : celle entre les migrants économiques et les réfugiés.
Quelques voix se sont élevées contre cette désignation d’une catégorie d’indésirables en contrepartie de notre « générosité » envers ceux que nous jugeons digne d’en être bénéficiaires. Mais il convient de prendre toute la mesure de l’ampleur de cette distinction car le tri entre bons et mauvais immigrés, entre désirables et indésirables, assimilables et non assimilables, immigrés « à problèmes » et immigrés sans problème, est constitutif du discours politique sur l’immigration. Autrefois explicitement basée sur la nationalité et l’origine (Belges versus Italiens, européens versus Nord-Africains, etc.), la ligne de partage passe plus volontiers depuis l’arrêt de l’immigration sur le statut migratoire (immigrés réguliers versus sans papiers, travailleurs versus immigration familiale) ou sur les compétences utiles (hautement qualifiés versus non qualifiés).
Mais quels que soient les critères selon lesquels s’opère la distinction entre bons et mauvais immigrés, les arguments en faveur de l’immigration sont marqués par l’utilitarisme. « Les migrations sont nécessaires si l’on veut que l’économie prospère » soutenait récemment le directeur de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM). Et rappelons qu’en 1966, le ministre Jean-Marcel Jeanneney pouvait tranquillement affirmer publiquement que l’immigration clandestine n’était « pas inutile ». Qu’on mette en avant l’intérêt économique de l’immigration dans un calcul coût bénéfice ou le déficit démographique qui la rend nécessaire (dans le cas de l’Allemagne), qu’on célèbre dans les expositions consacrées à l’immigration l’apport des artistes ou des scientifiques immigrés au rayonnement de leur pays d’accueil ou qu’on souligne l’impact des remises des travailleurs émigrés dans le développement de leur pays d’origine, c’est en référence à son utilité que s’évalue et se justifie la présence immigrée.
Avec la « crise » des réfugiés, l’humanisme regagne ses droits, celui précisément d’un Droit internationalement reconnu. L’asile est un droit entend-on rappeler et l’accueil un devoir moral. Le surgissement sur le devant de la scène du point de vue humaniste trace de nouvelles frontières morales et politiques entre l’Europe de l’Ouest et de l’Est, cette dernière assumant un discours ouvertement anti-réfugié, comme le font également les partis xénophobes (FN) pour qui tout étranger est source de menace. Le point de vue moral (le devoir moral de protection) défendu, avec des nuances, par le reste de la classe politique et les médias se fonde quant à lui sur la nécessité de distinguer entre réfugiés et migrants économiques pour accueillir les uns et renvoyer les autres. Dans son discours de clôture de l’Université d’été du Parti Socialiste, Manuel Valls prône l’humanité pour les premiers et la fermeté pour les seconds. On retrouve dans cette nouvelle opposition la même structure dualiste que celle qui opposait dans la période précédente intégration (pour les migrants réguliers) et expulsion (pour les clandestins).
Délégitimation des migrants économiques
Le durcissement des discours sur les migrants économiques, et l’intense mobilisation émotionnelle sur le sort des réfugiés montre que la partition morale entre bons et mauvais immigrés joue encore ici à plein sa fonction de justification des politiques migratoires. L’ambivalence entre contrôle et assistance qui caractérise les politiques européennes à l’égard des migrations clandestines tend à se redistribuer sur deux types de population : après bien des atermoiements, l’accueil s’organise pour porter assistance aux réfugiés (en majorité « blancs » et éduqués) dont l’image du corps du petit garçon sur une plage de Turquie a fait prendre conscience aux opinions occidentales non seulement du drame qu’ils vivent, mais du fait qu’ils nous ressemblent (« c’aurait pu être mon enfant » a t-on entendu répéter à foison) ; placés de façon contrastive avec les premiers, les clandestins, en majorité Africains, font l’objet d’une surenchère en termes de contrôle à la mesure de ce qu’ils perdent dans la dimension compassionnelle.
Cette délégitimation des migrants économiques est d’autant plus facilement reçue qu’on a du mal à comprendre que des gens risquent leur vie alors qu’ils ne sont pas menacés de mort dans leur pays. Seules la folie, l’inconscience, l’ignorance semblent pouvoir en rendre compte, ce qu’exprime la surabondance de mots comme illusion, eldorado, mirage. Les chercheurs qui ont enquêté de façon approfondie auprès de ces migrants savent qu’il n’en est rien. Pour la plupart ils sont parfaitement conscients de ce qu’ils risquent : la noyade, le refoulement, la mort dans le désert, et savent ce qu’ils peuvent espérer trouver ailleurs : pas un pays de cocagne, mais un travail un tant soit peu stable et suffisamment rémunérateur pour modifier les conditions mêmes qui les ont poussés à partir. Les migrants subsahariens qui cherchent à rejoindre l’Europe ne sont certes pas pour la plupart menacés de mort, ni même de faim. Mais ne voir en eux que des jeunes inconscients s’exposant inconsidérément à la violence du passage clandestin, c’est oublier que la mort sociale est une violence parmi les pires. Elle touche particulièrement les jeunes hommes sur lesquels la famille a misé l’investissement éducationnel et qui ne peuvent en tirer sur place aucun profit permettant de s’acquitter de la dette sociale, comme nous l’expliquait ce migrant camerounais en attente de la pirogue pour rejoindre les îles Canaries rencontré à Nouadhibou en 2007 : « Toi tu as fait l’école, des études supérieures, tes petits frères on les prive d’école, on les a amenés aux champs. Les petits frères ils te manquent de respect, ils te disent : grand, le papa il a tout fait pour toi. Qu’est ce que tu fous là ? Ils te disent : toi mon grand, tu dois te battre, tu dois te battre, tu es un homme ».
Le traitement différentiel entre réfugiés et migrants économiques a une base légale : l’accueil des réfugiés relève de la convention sur le droit international d’asile, celui des immigrés du pouvoir discrétionnaire des États. Mais prenons garde à ne pas confondre l’illégalité de leur démarche et l’illégitimité de leur quête.
16.09.2015, Jocelyne Streiff Fénart
Source : lemonde.fr