Le débat terminologique consacré à l’usage des mots « migrants » et « réfugiés » s’anime. Comment qualifier les personnes qui tentent aujourd’hui par tous les moyens, y compris les plus dangereux pour eux-mêmes, de rejoindre l’Europe ? On lit, ici ou là, que parler de « migrants » pour évoquer les Syriens en particulier, et parfois les Irakiens et les Erythréens, serait « nier la souffrance » des personnes qui arrivent aux portes du continent. C’est notamment la position portée par Jean Quatremer dans un édito publié le 6 septembre dans Libération.
A le lire, il ne serait nulle part question de « réfugiés » mais seulement de « migrants » ou de « clandestins » ; en évoquant des « masses indifférenciées », on ne ferait que se faire le relais de la « lepénisation rampante des esprits ». Indigné, Jean Quatremer estime en outre que la presse française aurait de manière troublante succombé à son inconscient en ne publiant pas la photo d’Aylan, le jeune enfant Kurde irakien mort sur la côté turque le 2 septembre dernier. Ainsi, elle enverrait le message qu’après tout, il ne s’agirait que d’«un simple fait divers de plus ». C’est peut-être vrai pour Libération, ça ne l’est pas pour Le Monde par exemple. Il estime par ailleurs qu’elle n’aurait pas compris que migrants et réfugiés sont des catégories distinctes.
Mais de telles remarques sur la spécificité française en la matière sont pour le moins ethnocentrées, les discussions sur le bon usage des mots n’ayant pas manqué à l’étranger. Al Jazeera a dégainé la première, en affirmant qu’elle ne parlerait plus de « migrants, mais seulement de « réfugiés », suivies par d’autres, tels The Guardian ou la BBC. Le tout a été synthétisé dans un riche article publié sur le site Border Criminologies de l'Université d'Oxford. Ce site, dont on s’aperçoit en examinant un tant soit peu son contenu, qu’il est peu suspect de verser dans le lepénisme rampant affirme une position très différente de celle d’Al Jazeera et de M. Quatremer. Ces échanges confirment en tout cas l’existence d’une discussion nécessaire, tout sauf simpliste, sur la terminologie – ainsi que sa portée politique.
Le monde tout en noir et blanc que certains nous présentent ne serait-il pas un peu trop simple ? Il me semble en tout cas que l’indignation n’est, une fois de plus, pas bonne conseillère, et qu’en l’espèce, elle peut être dangereuse.
Alors oui, Aylan, sa famille et l’immense majorité, 70% selon le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), de ceux qui empruntent actuellement la périlleuse voie turco-grecque sont des Syriens. Parmi les autres, beaucoup sont des Afghans, des Érythréens. Si l'on se réfère de nouveau aux statistiques du HCR, les Syriens représentent 53% des personnes qui sont arrivées depuis le début de l'année. Soit un peu plus de la moitié. C'est important mais ce n'est pas tout.
Parmi les personnes qui fuient vers l’Europe, beaucoup, à l’instar des Syriens, fuient la guerre, les persécutions ou quand ils sont installés dans les camps de la périphérie syrienne, les conditions de vies médiocres, le manque d’accès à l’emploi, à l’éducation, à un statut légal. Tous, qu’ils soient Afghans, Irakiens, Soudanais, Érythréens, Kosovars, ou Gambiens, fuient une précarité qu’ils jugent intenables.
Il est certes crucial de se pencher sur le statut légal des personnes qui fuient la guerre. La notion de réfugié fuyant une menace vitale immédiate conserve une pertinence : le droit international leur accorde une protection particulière qu’il convient de faire respecter. Les Etats européens s’en sont pour le moment montrés tristement incapables, en dépit de quelques disparités nationales et d’annonces récentes qu’il conviendra de suivre de près. L’Europe pourrait par exemple accorder un statut de ‘prima facie’ – basé sur la présomption que ces personnes fuient effectivement les conflits – à l’instar de ce qui s’est fait historiquement dans les pays du monde, en général au « sud », qui accueillent les réfugiés : réfugiés sud-soudanais en Ouganda ou Ethiopie, sierra-léonais en Guinée, rwandais en Tanzanie, etc.
Mais tout cela ne doit pas nous faire oublier la grande complexité des parcours de chacune des quelque 300 000 personnes qui ont décidé au péril de leur vie de rejoindre l’Europe depuis le début de l’année. Cela doit nous rappeler également que les Syriens n’ont pas attendu 2015 pour s’échouer sur nos côtes, et qu’à leur côté, beaucoup de ceux qui ont tenté ces dernières années ces périlleuses traversées, provenaient d’un grand nombre d’autres pays. Ce sont près de 30 000 personnes qui ont trouvé la mort depuis l’an 2000 en tentant d’atteindre l’Europe. Et quitte à me faire l’apôtre de l’indifférenciation vilipendée par M. Quatremer, Aylan n’est dans donc, tristement, « qu'une victime de plus ».
Chacun de ces candidats à l’Europe a sa propre histoire, faite de jours, de semaines ou d’années d’errance pour certains : le Nigérian envoyé en Europe par sa famille pour trouver du travail et passé par les prisons pour migrants libyennes, l’Érythréen sans avenir dans son pays-prison et qui est passé par les maisons de tortures du Sinaï, le Soudanais du Darfour qui peut fuir autant un conflit qui perdure que l’absence de perspectives économiques, la famille syrienne qui se résout, la mort dans l’âme, à quitter un pays dont il ne reste plus que des ruines. Un nombre non négligeable d’entre eux ne serait sans doute pas éligible au statut de réfugié tel que défini par la Convention de 1951. Quel nom donnez à ces gens ? Méritent-ils également le nom de « réfugiés » ? Méritent-ils d’être les victimes d’une économie différenciée de la vie, conséquence d’une indignation sélective ? En vérité, cette réalité complexe, toute en gris, commande d’être bien plus prudent dans la distinction que M. Quatremer ne l’est, aveuglé par son empathie.
A laisser le terme de « migrant » à la rhétorique anti-immigration d’une partie de plus en plus importante de notre classe politique, on risque de cultiver la distinction entre les « bons » réfugiés et les « mauvais » migrants, de prolonger et d’encourager la stigmatisation de ces derniers. Alors, plutôt que de contester un racisme de bon aloi et bien établi, il est à craindre que cette oblitération de la « migration », comme phénomène complexe, global et durable, ne le favorise. Il serait dès lors facile d’accuser M. Quatremer de glisser dans le lepénisme rampant. Je ne le ferai pas. On n’est pas obligé d’être d’accord, sans pour autant verser dans l’invective.
Moi-même issu d’une famille de réfugiés juifs d’Europe orientale, je revendique ce titre de petit-fils d’immigrés, de migrants. Parce que je me refuse aujourd’hui à penser que mes enfants puissent se revendiquer d’une légitimité supérieure à celle de leurs camarades de classe issus de l’immigration des pays d’Afrique du nord, de l’ouest ou d’ailleurs.
20 septembre 2015 Michaël Neuman
Source : mediapart.fr