jeudi 4 juillet 2024 00:24

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Migrants : "Un continent fermé est un continent qui meurt"

Directrice de recherche au CNRS, Catherine Wihtol de Wenden s'est spécialisée dans l'étude des migrations internationales. A rebours des tentations de repli en Europe, elle plaide pour un droit à la mobilité. Un facteur, selon elle, de régulation et de dynamisme vital pour l'avenir.

Vous plaidez pour le "droit d'immigrer". Mais les contraintes matérielles qui ont obligé l'Allemagne à renforcer le contrôle de ses frontières, ces derniers jours, ne prouvent-elles pas qu'il s'agit d'une pure utopie? 

Non. L'Allemagne va accueillir 800000 demandeurs d'asile au cours de l'année 2015. C'est un message fort qui signifie que les autorités allemandes respectent le droit d'asile, une tradition nationale depuis la Loi fondamentale de 1949, mais aussi que la chancelière veut un "partage du fardeau" par les autres Etats européens. L'Allemagne avait déjà utilisé ce terme dans les années 1990 lorsqu'elle recevait, après la chute du Mur de Berlin, plus de 400000 demandeurs d'asile par an. Auparavant, elle avait accueilli les trois quarts des réfugiés du bloc communiste ainsi que des réfugiés kurdes. On peut y voir une forme de justice que la société allemande s'est infligée pour chasser les souvenirs de l'époque nazie. Mais il ne faut pas se tromper. En fermant provisoirement ses frontières, Angela Merkel dit à ses partenaires : vous aussi, vous devez assumer vos responsabilités et nous suivre. 

Le caractère désormais massif de l'immigration, conséquence de la mondialisation, ne rend-il pas inéluctable le renforcement des frontières? 

Ce n'est pas un phénomène massif. Seulement 3,2% de la population mondiale, soit 248 millions de personnes, sont en situation de migration internationale. C'est trois fois moins que le nombre de déplacés au sein même de leur pays d'origine. Les "déplacés environnementaux" appartiennent, par exemple, pour l'essentiel à cette catégorie. Par ailleurs, au début du XXe siècle, 5% de la population mondiale, essentiellement des Européens, étaient des migrants... 

Mais c'était un autre contexte, ouvert à la colonisation et à la conquête de terres dites vierges! 

Oui. A l'époque, les frontières étaient ouvertes à l'entrée et souvent fermées à la sortie, comme en Russie et en Prusse, où des gouvernements autoritaires considéraient qu'il fallait garder leur population, vue comme un gage de richesse agricole, fiscale, militaire. Aujourd'hui, le système s'est inversé: il est facile - la Corée du Nord mise à part - d'obtenir un passeport, mais le régime des visas rend difficile d'entrer ailleurs. Ce système des visas est à la base d'une des plus grandes inégalités du monde. Un Britannique peut circuler librement dans 64 Etats, un Russe dans 94, un Africain d'un pays pauvre peut tout juste se rendre dans le pays voisin.  

A l'heure où les rapports des institutions internationales soulignent combien la migration est un facteur essentiel du développement humain, les deux tiers de la planète ne peuvent pas circuler librement, faute de visas. D'où ces images effroyables d'hommes et de femmes prêts à sacrifier leur vie pour traverser la Méditerranée. Ces quinze dernières années, 30000 d'entre eux sont morts en tentant de le faire. Par ailleurs, comme à l'époque de la prohibition de l'alcool aux Etats-Unis dans les années 1930, on constate que plus on ferme les frontières, plus on crée le trafic. La transgression devient une obsession pour toute une génération de jeunes gens du Sud frappés par un chômage de masse ou la guerre, et qui veulent bâtir un projet et envoyer de l'argent chez eux. 

Malgré le "blindage" du détroit de Gibraltar par le gouvernement espagnol ou l'érection d'un mur par le gouvernement hongrois, fermer les frontières de l'Europe serait donc une illusion? 

Oui, il y a toujours des fuites, si j'ose dire. Les stratégies de contournement se multiplient, malgré l'agence européenne Frontex. Les migrants ont réinventé la route de l'ex-Yougoslavie, de la Turquie à la Serbie via la Grèce et la Macédoine. Chaque fois qu'on ferme une porte, une autre s'ouvre. C'est sans fin. A Ceuta et Melilla [enclaves espagnoles au Maroc], la pression a certes baissé, mais les passages se font désormais ailleurs, à la frontière maroco-algérienne ou au départ de la Tunisie et de la Libye vers l'île italienne de Lampedusa. Ces frontières ont été dressées autant pour être efficaces que dissuasives; or on constate que la dissuasion ne fonctionne pas. Pour fuir une guerre atroce, on est prêt à tout pour passer. 

Le droit d'immigrer, plaidez-vous, est un "droit de l'homme du XXIe siècle". Qu'est-ce que cela signifie? 

La mondialisation, aujourd'hui, c'est la fluidité. Tout circule, les marchandises, l'information, les capitaux, la culture. Au fond, les frontières n'existent plus que pour les individus. Partout, l'aspiration à la mobilité est très forte, d'où le sentiment qu'on porte atteinte aux droits de l'homme lorsqu'on l'entrave. C'est pourquoi je pense qu'il faut inverser la logique. Le principe devrait être le droit à la mobilité, ce qui obligerait les Etats à motiver leur décision d'imposer un visa. 

Pourquoi dites-vous que la politique de l'Union européenne a échoué en la matière? 

Le système de Schengen avec l'ouverture des frontières intérieures, est un succès. Ce qui a échoué, c'est la dissuasion. L'idée qu'on peut faire la guerre à l'immigration est une idée fausse. Les facteurs de départ sont structurels ; l'Europe est dépendante de l'immigration pour son marché du travail irrégulier et pour corriger sa pyramide des âges. Un continent qui se ferme est un continent mort, pas seulement sur le plan biologique, mais aussi en termes de dynamisme économique et intellectuel. C'est pour cela que l'Union européenne a rouvert timidement ses frontières aux personnes très qualifiées avec le Livre vert de 2005, puis la Carte bleue de 2009. C'est surtout le Royaume-Uni qui en a tiré bénéfice. Mais tous les pays tentent d'attirer des footballeurs, des créateurs d'entreprise, des informaticiens, des chercheurs... 

Mais, depuis 2010, le nombre d'arrivées en Europe de ces talents baisse. Pourquoi n'arrivons-nous pas à attirer l'immigration la plus qualifiée? 

L'Europe est moins attractive que le Canada ou les Etats-Unis. C'est trop compliqué, les procédures sont lourdes, la préférence européenne à l'emploi, depuis 1994, fait du marché du travail un domaine protégé. Dans des pays comme la France, certains emplois sont réservés aux nationaux pour des raisons de sécurité ou de statut. Et la concurrence mondiale s'intensifie: des pays pétroliers à la Russie, chacun tente d'attirer chez lui les compétences dont il a besoin. Dès lors, c'est un paradoxe, la mondialisation encourage la régionalisation des flux migratoires, qu'il s'agisse de l'Europe avec la rive sud de la Méditerranée, de l'Afrique où 1 migrant sur 2 migre à l'intérieur de ce même continent, des pays andins vers le Chili ou le Brésil, des Etats-Unis où 1 migrant sur 2 vient du Mexique ou d'Amérique centrale. En Europe, 40% de ceux qui circulent légalement sont des Européens. 

Que devrait faire l'Europe? 

Les Etats-Unis ont assoupli leur système d'entrée et de séjour pour les plus qualifiés. Le Canada, lui aussi, a facilité le régime des saisonniers. Il faut moins de rigidité. 

Généraliser le droit à l'immigration, n'est-ce pas contribuer au pillage des cerveaux du Sud, comme on le craignait déjà il y a trente ans? 

On le dit moins aujourd'hui, parce que les Etats du Sud savent qu'ils ne pourront pas absorber sur leurs marchés du travail tous leurs ressortissants qualifiés. Ils savent aussi qu'en exportant ces derniers, ils s'assurent des transferts de fonds. Le Maroc développe ainsi une véritable stratégie vis-à-vis de sa diaspora, qui permet de garder le lien et de recevoir de l'argent. L'Inde, plus discrètement, fait de même. Par ailleurs, on pourrait répondre à ces pays qu'il leur incombe, s'ils veulent conserver leurs élites, de lutter contre la corruption, le clientélisme, l'arbitraire... Autant de barrières politiques, autant d'entraves pour ceux qui souhaitent entreprendre. 

Que faire face aux résistances de l'opinion, par exemple en France, qu'alimente la peur du "grand remplacement" ou de nouvelles invasions barbares? 

Relativisons! L'Europe compte plus de 500 millions d'habitants. Même si 1 million de demandeurs d'asile arrivent cette année, ce qu'on n'a jamais vu, ce n'est pas une invasion, Ensuite, je crois que plus on ouvre les frontières, plus on circule. Entre le Maghreb et la France, les allers-retours étaient plus importants avant le resserrement sur les visas. Beaucoup de jeunes gens du sud de la Méditerranée, urbains, qualifiés, souffrent de ne pas pouvoir constater de visu les opportunités qui s'offrent à eux en Europe.  

Le dialogue euro-méditerranéen y gagnerait; les frustrations qui peuvent conduire à l'extrémisme radical islamiste et au terrorisme en seraient diminuées. On le voit avec l'Europe de l'Est, où les gens vont et viennent. En Italie, des femmes originaires d'Ukraine ou de Roumanie sont ainsi recrutées pour prendre soin de personnes âgées; au Royaume-Uni et en Irlande, c'est l'immigration polonaise qui profite de la conjoncture du bâtiment. Si la même souplesse existait avec le Maghreb, sur le plan économique, nous serions gagnants. 

Difficile de convaincre l'opinion avec un taux de chômage structurel aussi élevé en France... 

On observe que les secteurs où les migrants candidatent ne sont pas ceux qui attirent les nationaux. Regardez le bâtiment, l'agriculture, les services à la personne (qui vont se développer avec le vieillissement), la restauration... Même des postes de médecins de campagne ne sont plus pourvus, et il faut faire appel à des Roumains ou à des Bulgares. 

A vous entendre, lever les barrières aux frontières aboutirait à une autorégulation des flux, pas à l'anarchie? 

Je le pense. Seuls les migrants eux-mêmes, pas les Etats, sont capables de maîtriser les migrations. Même si l'Etat a une approche sécuritaire, en réalité, les moteurs de la mobilité sont la volonté individuelle de réaliser son projet et de contribuer au développement. Et lever les barrières profite plus à l'économie que les baisser : toutes les études le montrent. 

Comment expliquez-vous les différences d'attitude entre les opinions française et allemande? 

La société civile allemande est plus dynamique, moins politisée, plus impliquée dans l'accueil. En France, même si nous avons une tradition séculaire de droit d'asile, la frilosité est de mise. N'oublions pas que les républicains espagnols, lors de la guerre civile, ont été, sous un gouvernement de gauche, cantonnés dans des baraquements. Les harkis, eux aussi des réfugiés politiques, ont également été très mal accueillis. Plus récemment, la peur qu'inspire le Front national à tous les gouvernements a pesé sur les politiques d'immigration et d'asile. Enfin, l'opinion confond l'immigration qui arrive (diplômée, anglophone, compétente) avec ce pan de la population issue de l'immigration qui reproduit des stratégies d'échec et s'installe dans un chômage durable. 

Jean-Michel Demetz, 01/10/2015

Source : lexpress.fr

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