Dans cette ville turque, l’afflux des migrants a créé une économie locale : les hôtels bon marché se transforment en pension, les commerçants vendent des kits de survie, des bouées ou des lampes torches pour ceux qui tentent la traversée via la mer.
La Turquie, pont entre l’Orient et l’Occident ? Cette image, usée jusqu’à la corde, devient à Izmir autre chose qu’un cliché : des centaines de migrants, majoritairement syriens, y attendent l’espoir de passer sur la côte grecque. Autour de la petite gare où sifflent les trains arrivant à Basmane, il n’y a rien de cette prétendue langueur smyrniote. Des klaxons, des harangues de commerçants, des vendeurs à la sauvette visant ceux qu’on prendrait pour des routards avec leur sac à dos si on ne devinait pas des Syriens et des Irakiens préparant la partie de poker qu’ils joueront sur les eaux bleu foncé de la Méditerranée. Certains semblent avoir compris ce qui les attend, et s’allongent sur le gazon à l’ombre.
Dans le périmètre de la mosquée Çorakkapı, sur un capharnaüm de matelas et de couvertures posés à même le sol, des familles ont élu domicile provisoire. Plus loin, les hôtels bon marché s’adaptent. Liés aux bars à hôtesses voisins, ils se transforment en pension pour les migrants. Sur la place du 9-Septembre, bus, taxis collectifs sont mis à contribution pour rejoindre le Sud, où la traversée en mer est jugée plus sûre, car plus courte.
Basmane n’est pas devenu brusquement un quartier avec l’arrivée des Syriens. Autrefois cossu, peuplé surtout de Grecs et de juifs, il a été chamboulé par l’installation d’une gare en 1876, du champ de foire voisin en 1923. Hôtels et restaurants s’enkystent dans le tissu local. Dans les années 20, les migrants des Balkans prennent les places laissées par les Grecs. Au pic de l’exode rural, ce sont les paysans anatoliens. Avant qu’une partie d’entre eux ne s’installe dans les gecekondu (1) sur les pentes du mont Pagos. Interrogé par Libération , le sociologue Alain Tarrius remarquait que les migrants font renaître d’anciens axes de circulation pouvant dater de plusieurs siècles. Pas de routes au sens strict, mais des lieux : pour les Syriens, notamment les kurdophones, décidant de rester, l’avenir se joue dans ces quartiers populaires où l’intercompréhension avec l’importante communauté kurde, de Turquie cette fois, va les aider.
Moralement choquante, la situation de Basmane est devenue une aubaine pour les commerçants du quartier. Sur le boulevard Fevzi- Paşa, les vendeurs de vêtements remplacent chemises et costumes par des bouées et des gilets de sauvetage, de la taille enfant jusqu’au format XXL. D’autres commerces se tournent vers la vente de kits de survie : bouées, lampes torches, ustensiles de cuisine, Scotch. Sur des stands de fortune, des vendeurs à la sauvette proposent des pochettes en plastique à nouer autour du cou pour garder au sec argent et papiers d’identité. Cynisme ? Face à la gare, deux restaurants syriens ont déjà ouvert, les épiciers proposent des denrées alimentaires «syriennes» produites par des entreprises turques de la région de Gaziantep.
A en croire Ahmet, cette «mondialisation par le bas» (Tarrius) ne créerait pas que des malheureux et des indigents. Le loyer de son commerce serait ainsi passé de 10 000 lires par mois à plus de 25 000. Dans les restaurants et les büfe bondés, courant parmi les tables, des employés syriens ont remplacé les Turcs : «On emploie des Syriens parce que sinon les migrants ne pourraient pas se débrouiller pour manger», avoue un restaurateur qui reconnaît que leur salaire a été divisé par quatre par rapport à ce qui se pratique habituellement. De là à faire un parallèle avec la volonté soudaine de certains pays d’ouvrir leurs frontières.
30 septembre 2015, Pierre Raffard
Source : Libération