jeudi 4 juillet 2024 00:32

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France invisible contre minorités visibles

La sortie de Nadine Morano sur la «France blanche» n’est pas qu’un hasard. Tout le débat public est contaminé par un retour «soft» de la race. C’est la thèse de l’essai «le Grand Repli» qui vient de paraître.

 «Zemmour président». Il y a une semaine, Valeurs actuelles adoubait le polémiste, chantre de l’angoisse du mâle blanc. Quelques jours plus tard, c’est Nadine Morano qui livrait, sur France 2, son fantasme de France blanche. Les auteurs du livre le Grand Repli (éditions La Découverte), tout juste paru, n’ont pas eu à attendre cette récente salve pour s’alarmer d’une «régression inédite depuis les années 30». Loin de parler d’un dérapage de la part de l’élue de droite, ils diraient, sans doute, que sa vision n’est que la manifestation d’une pensée plus structurée qu’il n’y paraît, d’un glissement préparé depuis des années : la «racialisation du débat public».

Car, s’il y a bien une montée du communautarisme en France, écrivent les historiens Nicolas Bancel et Pascal Blanchard et le sociologue Ahmed Boubeker, c’est avant tout celui du communautarisme blanc. Celui de Français issus de la majorité. «Désormais, une partie des Français s’identifient d’abord en tant que "blancs"», notent-ils. Et, c’est par le discours des élites que la race a fait un «retour soft et savant». «Elle a joué sans stigmatisation apparente, ni bruit.» Elle s’est embusquée dans un mot plus discret, celui de «culture». Bruckner, Zemmour, Finkielkraut, Muray… «Ce discours a pris prétexte des différences culturelles, de leur respect même, pour mieux défendre chaque identité et expliquer que le monde s’organisait à travers elles, avec leurs différences et surtout le droit de se protéger de celles des autres. Le racisme s’est métamorphosé, au point d’en être parfois méconnaissable. Il s’est dilué dans une norme acceptable.» Venue d’en haut, cette racialisation-là a gagné une partie des Français, sidérés par la crise et la peur du déclassement. «La France invisible contre celle des minorités visibles […]. Une ligne de couleur s’est dressée contre l’anxiété.»

Le discours de contre-colonisation a gagné, s’alarment Bancel, Blanchard et Boubeker. «Le "Petit Blanc" défendrait son territoire, comme hier, les peuples colonisés le leur.» Et dans cette «fuite identitaire», chacun est sommé de choisir son camp. «Les héritiers de l’immigration apprennent ainsi à vivre dans une société racialisée», notent-ils. «Même les succédanés de luttes se sont dispersés en autant de formes de repli qu’il y a de politiques de l’identité, de l’islam associatif aux défenseurs de la culture berbère ou de la cause des femmes, en passant par l’association bantoue locale.» Chacun bricole son identité, soigne l’histoire qui la légitimera. «Les mémoires s’opposent, et les histoires s’entrechoquent.»

L’événement a fait moins de bruit que la saillie de Nadine Morano, mais au printemps, François Hollande s’est rendu en Guadeloupe pour inaugurer le Mémorial Acte, consacré à la traite négrière et à l’esclavage. «Ce qui aurait pu être un événement muséal majeur de la décennie s’efface en quelques heures des tablettes des médias», notent les auteurs du Grand Repli. Or, pour eux, s’il y a «grand repli» c’est qu’il y a «grande amnésie» : «Les strates d’oubli de notre histoire contemporaine - oubli de l’islam, oubli des banlieues, oubli de l’immigration, oubli de la colonisation - se conjuguent et finissent par susciter des explosions de violence.»

Comprendre le violent retour de la race dans nos journaux ou dans les discours de certains de nos politiques nécessite alors d’étudier un autre retour, celui du colonial, comme on dit retour du refoulé. C’est le prisme par lequel Bancel, Blanchard et Boubeker décryptent un présent qui, comme du temps des colonies, séparerait, selon eux, les populations en fonction de leurs origines et instaurerait de «nouveaux régimes d’exception». Collégiennes musulmanes dont on mesure les jupes, grands délinquants d’origine étrangère qu’on menace de déchéance de nationalité, habitants des quartiers soumis à un «droit mou» constitué de dispositifs spécifiques, d’aides sociales et de circulaires : tous français pas tout à fait français, «illégitimes à participer au destin de la France».

Certains chercheurs américains appellent ça les «éclaboussures impériales». Des lapsus coloniaux qui révéleraient des structures bien ancrées dans la psyché française. Les auteurs du Grand Repli en voient partout, quitte à ce que les éclaboussures évoquées dans l’essai deviennent un peu trop systématiques : ainsi, les banlieues seraient des «trous béants laissés à la sauvagerie de l’économie parallèle et à l’action de la police, qui rappellent les territoires coloniaux d’antan, abandonnés à la voracité des compagnies ultramarines ou à la pacification brutale des militaires». Les auteurs arrêtent, heureusement à temps, la comparaison à la torture en Algérie.

«Soyons clairs, nous ne revivons pas, en 2015, le "temps des colonies". Mais nous vivons un temps où les assignations et conflits identitaires sont d’une violence qui peut évoquer celle qui traversait la société française à l’époque coloniale», concluent-ils.

Il y a dix ans tout juste, Nicolas Bancel et Pascal Blanchard (avec Sandrine Lemaire) publiaient un autre essai : la Fracture coloniale. Le livre, qui voulait déjà comprendre comment la colonie «faisait retour» en métropole, avait agité le monde universitaire et le débat public. Dix ans après, le sillon du postcolonialisme est mieux connu, il nourrit des recherches, structure la pensée d’une partie du monde militant. Mais les espoirs des auteurs, qui pensaient encore que l’histoire des immigrations entrerait peu à peu «dans le récit de la nation», ont été douchés. «De la fracture coloniale, écrivent-ils aujourd’hui, nous sommes passés à la fracture identitaire.» Seul espoir : «Bâtir une mémoire coloniale partagée.» Celle-là même qui émerge à bas bruit en outre-mer - Mémorial Acte en Guadeloupe ou Centre culturel Jean-Marie-Tjibaou en Nouvelle-Calédonie. «Il faut reprendre le pouvoir sur ce passé», conclut Benjamin Stora, qui signe la postface du Grand Repli.

5/10/2015, Sonya Faure

Source : Libération

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