Les murs aux frontières font leur retour en Europe. Après la Hongrie, l'Autriche a annoncé la construction d'un mur le long de sa frontière avec la Slovénie, pour assurer une entrée "ordonnée, contrôlée" des migrants. Les murs ne sont pourtant pas des solutions, explique l'historien Claude Quétel, auteur de "Histoire des murs" (Tempus, 2014). Il s'agit de réponses maladroites et inhumaines.
Il y a toujours eu des murs "politiques" dans l’histoire du monde, des barrières, des lignes valant discours et se différenciant en cela des murailles strictement défensives.
Les deux ont pu d’ailleurs se conjuguer pour former des murs-frontières : la Grande muraille de Chine et le limes de l’Empire romain furent à la fois des lignes de fortifications destinées à lutter contre les incursions ennemies et des frontières de civilisation matérialisant l’en deçà, le civis romanus, et l’au delà, le barbare au sens étymologique du mot – celui qui ne parle pas la même langue et qu’on ne comprend pas.
Au XVIIe siècle, un mur barrait le Sud de Manhattan
Notre histoire a connu bien d’autres murs frontières. Le plus curieux peut-être est celui qui a donné son nom à Wall Street et qui barrait au XVIIe siècle l’extrême sud de l’île de Manhattan pour protéger les colons hollandais des incursions des indiens ainsi spoliés. C’était une palissade de hauts pieux, mais bien un "mur" au sens politique. Le sentier de ronde qui doublait la palissade devint une rue quand Manhattan s’urbanisa : Wall Street.
Le plus célèbre de ces murs reste, jusqu’à aujourd’hui en tout cas, le Mur de Berlin, au point d’être devenu singulièrement "le Mur" et d’avoir longtemps tiré à lui l’attention et la réprobation du monde entier.
Quand il est tombé en 1989, on a annoncé dans l’allégresse la fin des murs en oubliant cet autre mur de la Guerre froide, toujours debout, qu’est celui entre la Corée du Nord et la Corée du Sud. Et aujourd’hui encore on compte nombre d’autres murs de frontières conflictuelles (en Inde, à Chypre, au Sahara occidental).
Mais ce ne sont pas ces murs là qui font aujourd’hui l’actualité. D’autres familles de murs sont nées : murs de ségrégation, murs antiterroristes et surtout murs contre l’immigration illégale.
Entre les USA et le Mexique, un mur de 3.141 km
Le premier d’entre eux et le plus long (3.141 km) est le "mur de Bush" qui en fait est né sous Reagan en 1986 lorsqu’il a été décidé de donner un premier coup de frein à l’immigration illégale de plusieurs millions de "Latinos".
Ce mur (le plus souvent des barrières) est aujourd’hui en train de se doubler d’un mur électronique équipé de radars antipersonnel ultra sophistiqués le long duquel 20.000 agents puissamment équipés patrouillent (Border Patrol).
Toutefois, le "mur de Bush" a plus mis en lumière le problème de l’immigration clandestine sur la frontière du Mexique qu’il ne l’a résolu. Que faire en effet des migrantes interceptés ? Pour l’heure, les autorités américaines se gardent bien de les placer dans des camps de transit car ce serait déjà une façon de valider leur passage.
Non, elles se contentent de les renvoyer illico de l’autre côté de la frontière. Ainsi, les migrantes malchanceux n’ont plus qu’à recommencer et recommencer encore, toujours en payant très cher les passeurs (les "coyotes"), parfois en y laissant la vie, mais le plus souvent en finissant par passer.
Une Europe pas aussi vertueuse qu'elle le prétend
L’Union européenne, si souvent absente de la scène internationale, a vertueusement condamné le "mur de Bush". Dans une conférence de presse à Mexico, le 17 avril 2007, son représentant pour la politique étrangère déclarait que Bruxelles estimait que les immigrants devaient être traités "comme des personnes, pas comme des criminels", en ajoutant :
"Un mur qui sépare un pays d’un autre, ce n’est pas quelque chose que j’aime ou que les membres de l’Union européenne aiment. Nous ne pensons pas que les murs soient des instruments raisonnables pour empêcher les gens d’entrer dans un pays."
Voilà qui était noblement dit – sauf que quelques années plus tard, la même Union européenne décidait de construire des barrières contre l’immigration clandestine à Ceuta et Mellila, pointes avancées de l’espace Schengen.
L’immigration illégale, au départ de l’Afrique blanche comme de l’Afrique noire, avait beau jeu depuis longtemps d’emprunter les ports de sortie de Ceuta et Melilla vers la destination faisant figure de terre promise : l’Europe.
Des passages plus longs, plus dangereux, plus coûteux
Les nouvelles barrières de Ceuta et Melilla, appelées pudiquement "grillages de protection", ont fait la preuve de leur efficacité. On ne passe plus ou presque plus. Ceci a pour double résultat de déplacer les routes de l’immigration clandestine au départ de l’Afrique et d’augmenter dramatiquement la pression des immigrants sur le pourtour des deux enclaves.
Les passages sont désormais plus longs, plus dangereux mais aussi plus coûteux pour les immigrants clandestins. Ils s’opèrent maintenant à l’est de la Méditerranée, de la Libye ou encore de Malte vers l’Italie, de Chypre vers la Grèce et les Balkans.
À l’ouest de la Méditerranée, l’Espagne a installé sur ses côtes un nouveau système SIVE ("Service intégral de vigilance électronique") à l’exemple de son homologue américain, L’avenir proche va vers les murs virtuels, à la fois plus discrets et plus efficaces que leurs devanciers "en dur".
Mais de nouveau la question se pose : que faire des migrants interceptés ? On parle de camps "externalisés", de quotas d’immigration, mais Bruxelles laisse chacun de ses pays membres se débrouiller comme s’il s’agissait de ses frontières propres et non de celles de l’espace Schengen. C’est faire un pas vers la disparition de facto dudit espace.
Des réponses maladroites et inhumaines
Dans le même ordre d’idée, voilà qu’aujourd’hui l’Autriche (après la Hongrie devant la Croatie), pays membre de l’espace Schengen, décide d’édifier un mur anti-immigration devant la Slovénie qui est cette fois un autre pays membre mais accusé par son voisin de laisser passer le flot des migrants.
Les murs de toute façon ne sont pas des solutions mais des réponses maladroites et inhumaines à un problème qui n’en subsiste pas moins et qu’on n’ose pas nommer : le Nord-Sud.
On accuse les murs d’aller à rebours de la mondialisation – comme si cette dernière allait de soi. Nous serions déjà ou presque dans un État-monde, un vaste espace de liberté, de démocratie et de paix. "Des ponts, pas des murs !" est un slogan qui rallie tous les suffrages. Mais des ponts entre quoi et quoi ? Entre où et où ?
Les murs seraient une entrave à la liberté de circulation. Quelle liberté de circulation ? Et la pointe avancée des "mondialistes" d’annoncer comme une évidence la "déterritorialisation" de notre planète. Plus d’États, plus de frontières et donc plus de problèmes de souveraineté ni de discrimination.
Donc, plus de murs. C’était simple mais il fallait y penser !
De fortes disparités entre pays pauvres et pays riches
En attendant ce "Meilleur des mondes" dont on veut espérer, s’il naît un jour, qu’il ne sera pas quelque nouvel enfer à la "Big Brother", ce n’est ni l’égalité ni le laissez-passer qui président aujourd’hui aux destinées de la planète mais l’inégalité.
C’est un truisme de dire à propos des murs anti-immigration qu’ils sont une réponse du fort au faible. Autant dire du riche au pauvre, des riches répondant à la pression des pauvres.
Le différentiel entre pays pauvres et pays riches est plus grand et plus aigu que jamais. Or la mondialisation et la circulation de l’information font paraître plus choquantes ces énormes différences de niveau de vie. La pauvreté absolue, qui aurait globalement diminué sur la planète (à en croire les statistiques), a au contraire augmenté sur certains continents comme l’Afrique.
Les murs anti-immigration, y compris ceux qui prennent le prétexte d’une frontière conflictuelle, sont la conséquence directe de ce profond déséquilibre. Ceux de la frontière entre les États-Unis et le Mexique, de Ceuta et Melilla, et aujourd’hui celui de l’Autriche à sa frontière avec la Slovénie dessinent nettement leur tension Nord-Sud.
Un Nord qui ne peut pas ou ne veut pas assumer le Sud
Et pourtant, la question Nord-Sud n’est pas souvent abordée par les médias, comme si le sujet était politiquement incorrect.
Il aura fallu en 1991 le livre prophétique de Jean-Christophe Rufin, peu suspect de xénophobie, pour aborder franchement le sujet sous un titre suggestif : "L’empire et les nouveaux barbares"…
Le Nord face au Sud, par métaphore avec l’Empire romain face aux barbares – mais le Nord d’alors est le Sud d’aujourd’hui. Un Nord qui ne peut pas ou ne veut pas assumer le Sud face à un triple déséquilibre dont le plus prégnant est celui du nombre: 1,2 milliard de riches et vieux face à 5,7 milliards de pauvres et jeunes.
"Comment penser que le monde creux pourra indéfiniment rester imperméable au monde plein ?", concluait alors l'écrivain.
01-11-2015, Claude Quétel
Source : nouvelobs.com