Vieille promesse socialiste, la mesure a été écartée par Manuel Valls pour 2017, mardi. Quitte à provoquer un nouveau clivage à gauche.
Que Manuel Valls débine le droit de vote des étrangers, ce n’est pas un scoop. Depuis 2012, avant même l’élection de François Hollande, lui, l’homme du «parler vrai» a toujours regretté que les socialistes continuent de se lier les poings avec une promesse intenable datant de 1981. Que le chef de la majorité constate que les conditions politiques (congrès à Versailles ou référendum) ne sont pas réunies pour faire adopter cette mesure symbole de la gauche d’ici à la fin du quinquennat, n’est pas nouveau non plus. Mais en enterrant le droit de vote des étrangers pour 2017, le Premier ministre franchit un pas supplémentaire. «Il ne faut pas courir derrière des totems qui ne sont plus adaptés à la réalité du monde. […] Cette promesse ne sera pas mise en œuvre, a-t-il expédié mardi lors d’un débat à Sciences-Po. Et je suis convaincu qu’elle ne sera pas reproposée à la prochaine présidentielle parce que ce n’est plus le sujet.»
Plus le sujet ? A l’Elysée, on botte en touche en se réfugiant derrière un sophisme : Hollande n’est pas candidat, donc il n’a pas de programme, donc on n’en parle pas. A la tête du Parti socialiste, on montre un peu plus les dents. S’il peut «comprendre que ce sujet ne soit pas à l’ordre du jour du gouvernement», Jean-Christophe Cambadélis compte bien le voir figurer dans la campagne de 2017. «Il est toujours à l’ordre du jour du Parti socialiste et il adviendra un jour», promet le premier secrétaire. Patron des députés PS, Bruno Le Roux fait mine de ne pas y avoir renoncé pour la législature actuelle, malgré le blocage de la droite. «J’espère toujours», a-t-il assuré. Pour les proches de Valls, leur champion a le mérite de la franchise. «On rompt avec une certaine hypocrisie qui consistait à dire : "Votez pour nous mais nous n’avons pas les moyens constitutionnels de le faire"», défend Razzy Hammadi.
Car l’autre nouveauté - et ce n’est pas rien -, c’est que pour certains socialistes, le droit de vote des étrangers n’est plus un marqueur historique, mais une arme désuète pour faciliter l’intégration. Au-delà du PS, le signal est mauvais pour les communistes et les écologistes qui, entre ce recul et la relance du dossier de Notre-Dame-des-Landes, promettent un report des voix «proche de zéro» au deuxième tour des régionales en décembre. Revue d’arguments.
Contre Une mesure dépassée…
Un vieux «totem»
Trois décennies que les socialistes traînent cette mesure comme un boulet… Certains rêvent désormais de se débarrasser de la promesse mitterrandienne qui les empoisonne, faute de majorité pour la faire voter. Depuis longtemps déjà, les chevènementistes du MRC ont lâché leurs alliés du PS, débinant une idée «vintage» et refusant de «saucissonner la citoyenneté». «C’est surtout une question symbolique pour la gauche un peu tapée», balaie un député vallsiste. Pour Philippe Doucet, proche du Premier ministre, «on est plus dans une logique de totem que de réalité opérationnelle». Dans sa circonscription du Val-d’Oise, il dit rencontrer comme seules personnes concernées «quelques chibanis qui sont dans cet entre-deux, entre la France et l’Algérie et pour qui ce n’est pas vraiment un sujet». Un pilier socialiste de l’Assemblée nationale balaie à son tour «un non-sujet» : «On en est à la cinquième génération, on parle d’une mesure symbolique qui ne concerne que 20 000 personnes dans toute la France.»
Il est temps de passer à d’autres outils
Pour le coup, c’est un credo constant de Manuel Valls : faciliter l’accès à la nationalité française serait un outil plus décisif d’intégration que le droit de vote des étrangers aux élections locales. Dès son arrivée au ministère de l’Intérieur, il a d’ailleurs assoupli les critères de naturalisation pour les plus jeunes et les précaires. Une citoyenneté totale, c’est mieux qu’un simple droit électoral, plaide en quelque sorte le natif de Barcelone naturalisé à 20 ans. Et peu importe si les spécialistes de l’immigration estiment que le droit de vote est un premier pas crucial vers l’intégration. Mais pour une partie de la majorité, la combinaison «naturalisations plus faciles» et arsenal contre les discriminations est plus efficace que le droit de vote. Comme la possibilité de recours collectifs (class actions) pour les victimes de discriminations qui doit figurer, aux dernières nouvelles, dans le projet de loi «justice du XXIe siècle» préparé par Christiane Taubira. «La lutte contre les discriminations, c’est ça le sujet aujourd’hui, confirme un pilier de la majorité. Des centaines de milliers de gamins de banlieue qui se font contrôler tous les matins, c’est plus un problème que leurs grands-parents qui ne votent pas.»
Pas de majorité et des accusations de faire monter le FN
Depuis l’annonce de Manuel Valls, un mot tourne en boucle au sein de la majorité : hypocrisie. Le député (PS) de Seine-saint-Denis, Razzy Hammadi, pourtant à l’origine d’un appel lancé avec 75 socialistes en septembre 2012 pour accélérer sur le sujet, avance : «On ne pouvait pas continuer à promettre ce droit alors qu’on n’est pas en capacité démocratiquement de l’adopter.»
Puisqu’il faut modifier la Constitution, une majorité de trois cinquièmes des parlementaires est nécessaire pour faire adopter la mesure. Elle est aujourd’hui hors d’atteinte. Et l’exécutif refuse de rouvrir le dossier dans le contexte actuel , comme l’explique le député Olivier Faure : «Donner de l’air au vote FN, ce n’est quand même pas un petit sujet. On peut le déplorer mais nous sommes dans une période très particulière où la question identitaire met en tension la société française, où les gens s’interrogent sur l’afflux de migrants. Tout ça compose un paysage totalement irrationnel qui ne nous permet pas de faire passer cette mesure.» Un autre député, plus cru : «Donner le droit de vote aux étrangers alors que les petits Blancs s’abstiennent, c’est alimenter pour le compte de nos adversaires la» théorie du grand remplacement».»
Pour ... … ou un combat de gauche
Susciter un entraînement démocratique
«Ces parents qui ont construit nos maisons, nos ponts, ont envoyé leurs enfants dans nos écoles, paient leurs impôts, font partie de notre tissu social. Ils pourraient créer une forme de stimulation auprès de leurs enfants», continue de prôner Esther Benbassa. La sénatrice EE-LV, rapporteure d’une proposition de loi sur le sujet débattue au Sénat en 2011, estime que cet engagement concernerait autant les étrangers que leurs enfants et petits-enfants français issus de l’immigration, qui ne voient toujours pas ce droit accordé à leurs partents. Aux municipales de 2014, Toudo Traoré, un Malien qui vit à Montreuil depuis les années 70, témoignait : «Même si je suis étranger aux yeux des candidats, les élections me concernent. Ils savent que mes enfants votent et que je discute avec eux, que ma voix compte. Mais j’aurais préféré qu’elle compte dans les urnes.» Le droit de vote des étrangers fournirait cet encouragement pour plusieurs générations à participer à la vie démocratique. Un sujet qui n’est plus d’actualité ? Le signal n’est pas négligeable à une époque où le fossé se creuse entre les politiques et leurs concitoyens, alors que chaque scrutin est plombé par une abstention inquiétante, en particulier dans les quartiers populaires.
Une reconnaissance toujours attendue
Pourquoi les citoyens membres de l’Union européenne peuvent-ils voter aux élections européennes et municipales, et pas les étrangers non communautaires résidant en France, parfois depuis plusieurs dizaines d’années ? Dans les quartiers populaires, les habitants originaires du sud de l’Europe vivent «souvent» ce «non-droit comme une injustice», selon Stéphane Troussel, président du département de la Seine-Saint-Denis. Il argumente : «Les premières requêtes concernent le logement, l’emploi, l’éducation. Mais lorsqu’on gratte un peu, le droit de vote fait surface. Les étrangers vivent cela comme une discrimination de plus.» Pendant ce temps, certains proches du Premier ministre expliquent que les enfants d’immigrés sont passés à autre chose. Que cette mesure s’est évadée de leur pensée. Fausse route. Elle trotte encore dans les têtes. D’ailleurs, à contre-courant, plusieurs élus socialistes de banlieue poussent pour que «la gauche répare l’injustice» et «n’abandonne pas la mesure». Un parlementaire de gauche en profite pour dresser un constat : «Il y a eu un changement sémantique : à gauche, on ne lutte plus contre les inégalités mais contre les discriminations. Je ne suis pas convaincu, mais ne pas avoir le droit de vote, c’est la première des discriminations. Etre sans voix, c’est autant une discrimination qu’être sans argent.»
Tout n’a pas été tenté
Le droit de vote aux élections locales ne serait pas seulement fortement attendu par les étrangers résidant en France, mais aussi par tous les électeurs de gauche qui soutiennent cette vieille promesse. «C’est plus largement un symbole pour le peuple de gauche qui se bat depuis trente-cinq ans, et les symboles comptent en politique. Manuel Valls vient d’y porter un dernier coup de canif», accuse Esther Benbassa. Céder à la droite qui brandit le procès en communautarisme, c’est renoncer à un marqueur de la gauche, ce qui fonde ses valeurs.
Une mesure si emblématique que l’ancien garde des Sceaux Robert Badinter la comparait en 2012 à l’abolition de la peine de mort. Rien de moins. A ceux qui suggèrent d’abandonner le droit de vote des étrangers parce que la bataille est perdue d’avance, une partie de la gauche réplique que non, tout n’a pas été tenté. Et regrette qu’aucun projet de loi n’ait été débatttu depuis 2012 au Parlement : «Cela mettrait tout le monde devant ses responsabilités, y compris les centristes. Et on verrait de quel côté de l’Histoire chacun voudrait laisser son nom. Ce serait déjà une étape : quand on y croit, on a le devoir de tout mettre en œuvre pour essayer», assure le député PS de Seine-Saint-Denis, Mathieu Hanotin.
5 novembre 2015, Laure Equy , Rachid Laïreche , Laure Bretton
Source : Libération