À la lueur des dernières recherches scientifiques, les « invasions » du passé sont repensées en termes de migrations et métissages, sans pour autant effacer les guerres et les conflits.
« Ne me parlez pas de crise migratoire, s’enflamme Eva Maria Geigl. Sans minimiser les actuels drames humains, les migrations ont été la normalité pendant toute l’histoire de l’humanité. » La chercheuse spécialiste de paléogénomique à l’Institut Jacques-Monod du CNRS recadre d’emblée les esprits. Jeudi 12 novembre, en ouverture du colloque international « Archéologie des migrations » qui se tiendra à Paris (1), elle plantera le nouveau décor de nos origines.
Car les avancées fulgurantes des recherches sur l’ADN ancien chamboulent les connaissances sur les lointains migrants qui se sont installés sur les terres devenues des millénaires plus tard la France.
Dès la préhistoire, migrations et métissages
Il y a cinq ans, on découvrait ainsi ce qui relevait jusqu’alors de l’improbable. Homo sapiens s’était mis en ménage avec Neandertal, suffisamment pour que cette dernière lignée disparue laisse des traces dans l’ADN humain contemporain. Et, tout dernièrement, un nouveau compère a fait irruption dans le puzzle des origines.
À l’âge du bronze, les Yamnayas, ces guerriers des steppes ukrainiennes qui avaient domestiqué le cheval, ont gagné l’Europe de l’Ouest. Et se sont massivement métissés avec les agriculteurs du Néolithique venus, eux, du Croissant fertile proche-oriental pour établir leurs quartiers en Europe, il y a près de 8 000 ans. Ces derniers s’étaient préalablement mêlés aux « vieux » chasseurs-cueilleurs « néandertalo-sapiens » restés sur place.
« Melting-pot », avait titré en « une » le magazine scientifique Nature le 18 septembre 2014, pour relater la découverte de ce brassage entre ces trois vagues de migrations à l’origine du peuplement européen moderne (2). « Plus on progresse, plus on découvre des mouvements de populations et des métissages multiples », souligne Eva Maria Geigl.
A partir des ossements, « on peut savoir qu’une personne morte en France vivait enfant au Danemark, par exemple »
Forte de ces exploits, la paléogénomique commence à revisiter d’autres périodes historiques chahutées. Tout comme le colloque Archéologie des migrations compte se livrer à « un réexamen critique des sources historiques, démographiques, anthropologiques ou linguistiques » pour appréhender d’un œil neuf les peuples en mouvement au fil de l’Histoire.
Ainsi, l’étude des isotopes présents dans les différentes couches d’ossements d’une même personne permet de reconstituer son régime alimentaire à différents stades de sa vie. « On peut savoir qu’une personne morte en France vivait enfant au Danemark, par exemple, et ainsi retracer son parcours migratoire », relate l’historien médiéviste Bruno Dumézil, de l’université Paris-Nanterre, auteur de Les Royaumes barbares en Occident (3).
Et l’historien de minimiser les fameuses « invasions barbares ». Car la science repense ces siècles de grandes migrations de la fin de l’Empire romain et du haut Moyen Âge sans équivalents jusqu’aux vastes déplacements de population de l’ère industrielle.
Entre ces deux époques, les contours de la France sont certes restés mouvants et les peuples en mouvement – ainsi quelques sépultures musulmanes trouvées près de Montpellier attestent d’une présence médiévale de musulmans dans le Sud – mais sans commune mesure avec le maelström migratoire romain.
« L’histoire a été “barbarisée” après coup »
Même les « invasions barbares » méritent d’être réévaluées : « Il a fallu 300 ans aux Francs pour parcourir 400 kilomètres depuis les Pays-Bas jusqu’au nord de la France. Nous sommes loin de la déferlante ! », ironise Bruno Dumézil, sans taire pour autant les attaques « qui s’apparentaient plus à des razzias qu’à une volonté de conquérir des terres ».
« À croire les historiens du passé, les fouilles archéologiques devraient montrer un champ de ruines après le passage des Barbares, or il n’en est rien », relève Jean-Paul Demoule, ancien président de l’Institut national de recherches archéologiques préventives (Inrap) et co-organisateur du colloque. « L’histoire a été “barbarisée” après coup, à partir du Moyen Âge », fait-il valoir. Non sans glissement sémantique, l’étranger de l’Empire romain devenant une brute sanguinaire.
En réalité, il revient surtout aux nationalismes des XIXe et XXe siècles d’avoir mis en scène ces « invasions barbares » – qui auraient « agressé », voire « assassiné » le monde romain – afin de se prémunir d’une nouvelle invasion. Et d’avoir promu l’idée anachronique de la nation gauloise. « La Gaule, c’était en fait une soixantaine d’États qui se faisaient la guerre », souligne Jean-Paul Demoule.
La migration, une notion relative selon qu’on est sédentaire ou nomade
Inversement, le nationalisme allemand a cultivé outre-Rhin l’identification aux « envahisseurs », « ces jeunes peuples qui voulaient légitimement s’installer dans l’Empire décadent », précise l’historien italien Alessandro Barbero, de l’Université du Piémont oriental, auteur de Barbares. Immigrés, réfugiés et déportés dans l’Empire romain (4).
« C’est aussi autour de la constitution des États-nations aux XVIII e -XIX e siècles que prend forme la notion relative de migration », explique Christian Grataloup, géographe à l’université Paris-Diderot, auteur d’une Géohistoire de la mondialisation (5). « Il y avait historiquement les sociétés à pattes - les éleveurs - plus mobiles que les sociétés à racines – les cultivateurs, poursuit-il. Parler de migrants, c’est déjà se placer du point de vue du sédentaire. Et, pour celui-ci, le nomade, terme très dépréciateur, c’est l’autre absolu, tout comme le migrant d’aujourd’hui évoque plus ou moins un envahisseur qui va tout dévaster et qu’il faut empêcher d’entrer. »
L’Empire romain, recruteur de main-d’œuvre et colonisateur
Mais, avant que d’être « envahi » et de décliner, l’Empire romain au faîte de sa puissance a su gérer et absorber des vagues de migration pendant deux siècles, de la fin du IIe à la fin du IVe siècle. « L’Empire avait besoin de paysans et de soldats en nombre, il accueillait les populations qui cherchaient refuge, il n’hésitait pas non plus si nécessaire à aller chercher de force de la main-d’œuvre. Peut-être s’agissait-il alors de milliers ou dizaines de milliers de personnes », explique Alessandro Barbero.
« Et les empereurs, ”pères” de tous les peuples, évoquaient avec insistance dans leurs discours la nécessité d’accueillir les Barbares vaincus dans l’Empire », ajoute-t-il.
L’Empire aussi colonisait, dans le sens où il fondait une ville pour y installer une population romaine, telle Cologne (« colonie ») en Allemagne. « Mais l’on aurait tort de faire une comparaison avec la colonisation des XIX e -XX e siècles, les Romains tendaient à fusionner avec les populations indigènes », poursuit Alessandro Barbero.
Acculturation et métissage aux racines de l'histoire de France
À rebours des idéologies, les travaux scientifiques récents se sont réorientés vers des modèles d’acculturation ou d’ethnogenèse. « Des populations se fédèrent autour de petits noyaux de population », précise Bruno Dumézil. Les identités s’estompent, voire se confondent au point que les scientifiques distinguent difficilement entre Francs et Romains. Les premiers romanisent leur nom. Les hommes jeunes intègrent l’armée qui promet une rapide ascension sociale.
« L’armée romaine est faite d’immigrés et de descendants d’immigrés, y compris parmi les officiers supérieurs et les généraux », relève Alessandro Barbero. « Les guerres permanentes au V e siècle sont plus des guerres entre groupes armés qu’entre Romains et Barbares », poursuit Bruno Dumézil. Et lorsque le vent tourne en faveur des Francs au VIe siècle, les Romains n’hésiteront pas à changer de camp. « Les Lupus (loup en latin) se font appeler Wolf », témoigne l’historien.
La quête d’une France originelle et intangible bute sur ce métissage culturel entre Barbares païens et Romains chrétiens. « On reste bien en peine de savoir quand, véritablement, commence l’histoire de France : à la préhistoire, à Clovis, à Charlemagne ? », interroge Jean-Paul Demoule. Une question qui a nourri la polémique autour du projet de musée dit « Maison de l’histoire de France » finalement abandonné en 2012.
6/11/15, Marie Verdier, avec Denis Sergent
Source : La Croix