L'Europe, qui a inventé le droit d'asile sous sa forme moderne, vacille face à la crise des réfugiés, également révélatrice selon des sociologues d'une "crise de mémoire" généralisée.
Les défis sont connus: plus de 800.000 migrants arrivés depuis le début de l'année, un flux concentré sur l'Allemagne ou la Suède... En réponse, les Etats sont tentés par la fermeture des frontières, le repli sur soi. La récente découverte que deux kamikazes de Paris avaient pu s'infiltrer parmi les réfugiés syriens pour gagner l'Europe n'a fait qu'accentuer ce mouvement.
"Avec la crise des réfugiés, l'Union européenne est testée dans la cohérence même de son projet politique", souligne Christophe Bertossi, de l'Institut français des relations internationales (Ifri), qui tenait un colloque sur ce sujet cette semaine à Paris.
Le paradoxe est que le régime d'asile actuel "est une invention européenne", fondé sur la convention de Genève de 1951 qui définit le statut du réfugié, rappelle-t-il, mais l'Europe souffre d'une "carence en matière de mémoire, qui l'empêche d'avoir le bon logiciel et les bons outils pour faire face à la situation".
Certes, "il n'y a jamais eu un âge d'or de l'asile", note Philip Rudge, secrétaire général du Conseil européen pour les réfugiés et les exilés. "Cela a toujours été un mélange de méfiance et de générosité, une dialectique entre respect des droits de l'Homme et contrôle des frontières."
Mais l'Europe a su absorber plusieurs vagues de réfugiés: Espagnols fuyant Franco, Hongrois après le Printemps de Prague, boat-people à la fin des années 1970, Chiliens sous Pinochet... avec une trace dans la mémoire collective variant selon les pays.
Ainsi, en Allemagne, les réfugiés ont longtemps été des Allemands vivant dans d'autres pays, parfois depuis plusieurs générations - Russie, Europe centrale - et que la RFA a accueillis après 1945. Au total, 11 millions de personnes intégrées, et "c'est ce qui sous-tend le +Wir schaffen das+, +on peut le faire+ d'Angela Merkel", estime Catherine Perron, chercheuse à Sciences Po, pour qui cette "mémoire de la fuite et de l'expulsion", très allemande, contribue à expliquer le discours d'ouverture actuel de la chancelière.
'Variété des mémoires'
En France, "il n'y a pas de mémoire de l'asile en tant que tel, mais plutôt des migrations", soutient Evelyne Ribert, directrice du centre de recherches Edgar-Morin. Cela s'explique par une réticence à faire la distinction entre "bons réfugiés politiques" et migrants économiques.
Selon elle, "ce qui compte est de mettre en avant un grand récit national, où on pointe l'intégration". Avec pour corolaire que l'on est plus en France "dans l'acceptation de ceux qui sont déjà là que dans l'ouverture aux nouveaux arrivants".
Ailleurs encore, l'héritage est différent. "L'Europe de l'Est n'est pas dans cette mémoire" et "accepte très mal la mixité qui va être introduite par la demande d'asile", souligne la sociologue Catherine Wihtol de Wenden, spécialiste des migrations internationales.
La Hongrie par exemple, qui a complètement fermé ses frontières aux réfugiés mi-octobre, "se voit traditionnellement comme un défenseur de l'Europe face aux barbares, avec un mythe de l'incarnation de valeurs chrétiennes qui est utilisé par les politiques actuels", explique Endre Sik, professeur à l'Université hongroise d'Elte.
Au bout du compte, "la variété des mémoires explique que l'Europe ait du mal à aborder de façon cohérente la question de l'asile", qui est pourtant un "bon baromètre de l'état de l'opinion", estime Catherine Lalumière, présidente de la Fédération française des maisons de l'Europe.
Pour elle, plus que le souvenir des migrations, c'est la mémoire de ses valeurs que l'Europe risque de perdre dans cette crise. "Le climat est en train de changer profondément", regrette-t-elle, après 50 ans "marqués par des valeurs d'ouverture".
"Aujourd'hui notre Union européenne traverse une crise politique et morale, avec un affaiblissement des valeurs humanistes", très préoccupante selon elle, car ces valeurs "étaient le socle de la construction européenne".
27 nov 2015,Claire GALLEN
Source : AFP