Partir vivre ailleurs nécessite de s’adapter jusque dans l’assiette, explique l’anthropologue et chercheur Jacques Barou.
En cuisine, l’ailleurs est aussi bien au bout du monde qu’au coin de la rue à la faveur des flux migratoires. Plats traditionnels, ingrédients et savoir-faire changent de continents et métissent nos assiettes. Jacques Barou (1), anthropologue, chercheur au CNRS et enseignant à l’université de Grenoble, décrypte les relations riches et complexes entre alimentation et migration.
Que reste-t-il de la cuisine du pays natal quand on émigre ?
Il reste une idée centrale: accommoder des ingrédients de même type, viande ou poisson, féculent ou légume et sauce faite de divers produits de base et condiments. à partir de là, on trouve des substituts. Pour un Africain, le riz remplace souvent le mil, les pommes de terre remplacent le manioc. La « sauce feuille », faite à base de feuilles de baobab, sera remplacée par de l’oseille ou des épinards. La sauce à base d’arachide par de la Dakatine en boîte. Il reste aussi un mode de cuisson. Pour la plupart des gens venus des régions méditerranéennes ou tropicales, la viande sera mijotée et jamais servie saignante ou à point. Cela induit l’achat de morceaux de viande bon marché, adaptés à la cuisson en ragoût. Le souci budgétaire rejoint ainsi le mode de préparation.
Qu’est-ce que le migrant emporte avec lui ? Des recettes ? Des ustensiles, des denrées ? Un savoir-faire ?
Il y a des ustensiles présents dans les familles de migrants et même chez ceux qui vivent en célibataires en foyers. Comme la théière en maillechort chez les Maghrébins, le couscoussier ou l’autocuiseur de riz chez les Asiatiques. Les recettes se transmettent par voie orale et font l’objet d’adaptations induites par la difficulté à se procurer certains ingrédients. Aujourd’hui, toutefois, les familles bien installées achètent des livres de recettes de leur pays et passent à un stade plus élaboré de préparation. Les denrées peuvent provenir du pays d’origine.
Les Portugais, qui circulent en voiture, rapportent encore de l’eau-de-vie et du vin de chez eux en grande quantité. Les Africains, qui circulent en avion, rapatrient du poisson séché qui sert à faire les sauces. Les Asiatiques trouvent en général tout sur place. Le savoir-faire est plutôt une question d’individualité. Il y a toujours des gens réputés pour leur talent de cuisinier qui seront appréciés de leurs compatriotes pour cette raison mais qui ne chercheront pas forcément à communiquer leurs compétences.
Y a-t-il une mémoire culinaire du migrant ?
Les gens ont toujours la nostalgie des odeurs et des goûts liés à la cuisine de chez eux. L’attrait pour les quartiers « ethniques » tient au fait que l’on y retrouve les odeurs du pays grâce à la présence des marchés et que l’on peut y manger des plats typiques dans un restaurant modeste ou les acheter dans une rôtisserie. Des quartiers parisiens comme Barbès, Château Rouge ou le triangle de Choisy attirent des migrants venus de toute la France et même des pays voisins. La mémoire perdure grâce aux périodes de fête où l’on s’efforce de réaliser des recettes typiques.
Quelle est la place de la cuisine dans la constitution d’une identité du migrant ?
Le fait de partager un plat traditionnel est une ressource identitaire, comme le fait de retrouver des compatriotes au marché permet de garder un lien qui unit les gens originaires d’un même pays. Inversement, les migrants peuvent être désignés par les plats qu’ils consomment régulièrement. La cuisine joue un rôle dans les manifestations de xénophobie. Ainsi les Italiens ont longtemps été traités de «macaronis». Les odeurs de cuisine sont souvent sources de perceptions négatives du voisin étranger.
La cuisine est-elle un facteur d’intégration ?
Quand elle est mal connue, elle peut être un facteur de rejet. L’odeur de l’huile d’olive et de la sauce tomate a été mal perçue par la population française, en particulier dans les régions où l’on cuisinait à partir de beurre et de crème. Aujourd’hui, la donne a changé. Certains plats importés par les immigrés se sont banalisés et sont consommés dans les restaurants d’entreprise. Par ailleurs, pour beaucoup de migrants, la restauration, rapide ou plus classique, est une voie de réussite sociale.
Y a-t-il des transformations du patrimoine culinaire entre les générations successives issues de l’immigration ?
Les générations élevées en France consomment une cuisine de plus en plus banale qui ressemble à celle de tout le monde. Souvent, on ne garde qu’un plat emblématique de ses origines : pâtes, morue, couscous. C’est ce plat qui fait office de trace de culture quand on a oublié la langue et les coutumes associées à l’origine. On voit aussi s’exporter vers le pays d’origine des ingrédients découverts en France. En Afrique de l’Ouest, la consommation du mil et d’autres céréales endogènes décline au profit de celle du riz, des pâtes et des pommes de terre. Aujourd’hui les frites se retrouvent dans n’importe quelle gargote d’un marché en pleine brousse.
Y a-t-il des redécouvertes du patrimoine culinaire d’origine entre les générations ?
Globalement les premières générations issues des diverses immigrations sont plutôt dans l’oubli de la plupart des recettes. Les enfants, influencés par la cuisine fast-food, se détournent assez tôt de la cuisine familiale ne gardant qu’un ou deux plats associés aux fêtes.
Les rites religieux influencent-ils le patrimoine et la mémoire culinaire des immigrés?
C’est un phénomène récent chez les musulmans. Le souci de ne consommer que de la viande hallal n’existait pas il y a quelques décennies, pas plus que le refus de consommer des biscuits ou des yaourts dans lesquels se trouvent des gélatines à base de graisse animale. Certaines contraintes administratives en matière d’hygiène empêchent la perpétuation de certains rites. Il n’est plus possible de sacrifier le mouton de l’Aïd à la maison comme cela se faisait au pays. Certains achètent des animaux vivants dans des fermes mais doivent les faire abattre dans un abattoir municipal.
Comment les pays d’accueil s’approprient-ils des plats apportés par les immigrés ?
Cela tient autant aux effets du tourisme qu’à la fréquentation des immigrés. Par exemple, la pizza ne devient un plat courant qu’à partir des années 1970 quand on constate une augmentation du nombre de gens qui ont fait des séjours touristiques en Italie.
Quels aliments et ingrédients sont devenus courants dans la cuisine française grâce à l’immigration ?
On peut de nouveau citer la pizza importée d’abord par des Italiens du sud installés dans le Midi de la France puis copiée par des Italiens du nord installés un peu partout et enfin produite par des gens de toutes origines qui y voient un moyen de réaliser des profits rapides avec un plat simple à fabriquer. Le couscous et la paella ont plutôt été importés par les «pieds-noirs» après l’indépendance de l’Algérie, le premier étant emprunté à la population locale et réinterprété au goût européen alors que la seconde a été apportée par des descendants d’immigrés espagnols originaires de la région de Valence installés en Algérie à partir de la fin du XIXe siècle.Des aliments comme la tomate et le café ont été introduits aussi par des Italiens il y a plus longtemps. L’usage du barbecue est venu des états-Unis. L’alimentation est par excellence un domaine d’échanges.
30 novembre 2015, Jacky Durand
Source : Libération