Une nouvelle fois, les attentats du 13 novembre relancent les débats sur l’intégration des populations musulmanes. Mais, si certains médias et politiques donnent le sentiment d’une société en voie de fragmentation identitaire, la réalité est loin d’être aussi sombre.
Qu’est-ce qui nous rassemble ? Quels ont été les échecs ? Quelles solutions pour faire société ? De l’anthropologie à l’histoire en passant par la sociologie, tour d’horizon du vivre-ensemble à la française.
Les attentats de 13 novembre ont fait resurgir le spectre d’une société fragmentée. Islam, laïcité, intégration, discriminations... Ces mots jaillissent sans cesse dans les débats politiques et médiatiques. Pourtant, les questions liées à l’immigration ou aux religions ont jalonné l’histoire de France. D’où vient cette peur de l’autre ? Comment expliquer les doutes sur la possibilité de faire société ensemble ?
Pour l’anthropologue et ethnologue Jean-Loup Amselle, « le délitement du lien social est lié à la désindustrialisation. La classe ouvrière n’a pas disparu, mais ses effectifs ont diminué. Le travail en intérim et les CDD augmentent, alors que le total de CDI diminue. Le "précariat" tend à l’emporter sur le prolétariat, qui était encadré par des partis politiques (PCF) et des syndicats. Associée à la fin du service militaire, la quasi-disparition de ces structures entraîne une fragmentation politique, sociale et identitaire de la société française ».
Le directeur d’études à l’EHESS s’inquiète d’une «
Jean-Loup Amselle ne souhaite cependant pas noircir le tableau. « Il existe bien une petite bourgeoisie d’origine maghrébine. Mais un certain nombre de gens originaires d’Afrique subsaharienne et du Maghreb ont été laissés sur le côté de la route. Il faudrait leur permettre de trouver des emplois décents, de ne pas être discriminés sur la base de leur nom ou du quartier d’où ils viennent. De la même manière, la police devrait éviter de les contrôler constamment. »
« De jeunes Français musulmans pensent que le halal fait partie des cinq piliers de l’islam »
Quelles solutions apporter ? « L’essentiel est de lutter contre le choc des ignorances, car il provoque un choc des émotions et des identités », affirme Olivier Bobineau, sociologue des religions. À commencer par combattre l’ignorance de l’islam, chez les musulmans comme les non-musulmans. « Lorsque, dans nos enquêtes, nous interrogeons des jeunes Français musulmans, ils pensent que le halal et l’interdiction du porc font partie des cinq piliers de l’islam. »
Autre point : « Un islam radical instrumentalise le djihad et la sharia pour en faire une arme contre les sociétés démocratiques libérales occidentales. » Mais pour le sociologue, le problème n’est pas religieux : « L’islam radical encadre, embrigade, endoctrine des jeunes générations qui ont soif de sens. Le wahhabisme répond à la théorie des trois E : le besoin d’estime de soi, d’équité, et d’espérance politique ou religieuse. » Olivier Bobineau considère que« le wahhabisme et le salafisme profitent de la voie politique ouverte contre l’Occident par l’ayatollah Khomeini lors de la révolution iranienne, en 1979 ».
Cependant, ces affrontements identitaires sous des prétextes religieux ne sont pas une nouveauté. L’histoire de France nous le rappelle : « Fille aînée de l’Église », la France a été un État catholique pendant plus de 1000 ans, du baptême de Clovis (496 ou 498 selon les historiens) à l’arrivée du protestantisme à partir de 1517. « Lors des guerres de religion, entre 1525 et 1610, catholiques et protestants se sont massacrés pour des raisons de foi, mais l’enjeu était l’État, la fondation du lien moral, politique et social. »
La laïcité, un régime de paix
Pour les intellectuels comme Montaigne (1533-1592), Michel de l’Hospital (1506-1573) et Étienne Pasquier (1529-1615), ce régime-là n’était plus vivable : « La paix civile était trop importante pour être la proie des haines religieuses. Ils souhaitaient proposer un régime de la paix. Le régime de laïcité a été la réponse de la France aux conflits identitaires sous couvert de religion. »
Olivier Bobineau le rappelle, « la laïcité n’est pas une valeur. Si c’était le cas, sept conceptions de la laïcité se promèneraient en France, d’après l’historien Jean Baubérot ». Le régime de la laïcité établi par la loi de 1905 est « le cadre juridique et politique qui pose pour principe la liberté de conscience, dont les pratiques et manifestations sociales sont encadrées par l’ordre public ».
Si le politologue Mohamed-Ali Adraoui reconnaît ce cadre juridique et intellectuel, il constate aussi qu’« il existe, comme pour les religions, une idéologisation de certains principes républicains comme la laïcité. Certaines personnes la reformulent sur un mode identitaire, à partir de la crainte que peut susciter la religion musulmane en France. La laïcité est euphémisée pour renvoyer à la question de l’appartenance à la Nation française. Ces personnes voudraient des "musulmans laïques". C’est-à-dire ne portant pas le voile, ne parlant pas de religion en public, etc. ».
« S’il existe un vote catholique, il n’y a pas de vote musulman en France »
Depuis plus d’une décennie, les polémiques autour de l’islam sont incessantes. Pourtant, le politologue rappelle que « s’il existe un vote catholique, il n’y a pas de vote musulman en France. Les quelques personnes qui se sont essayées à un parti musulman n’ont jamais dépassé les 100 adhérents. De la même manière, on ne parle pas de communautarisme catholique alors que les catholiques envoient beaucoup plus leurs enfants à l’école privée que les musulmans ».
Mais, chez les musulmans ou les autres, Mohamed-Ali Adraoui ne croit pas à un « repli sur une base religieuse. On voit des phénomènes de mixité et de dialogue ». Et de noter que « les enfants de familles musulmanes ont des stratégies matrimoniales plus exogames que beaucoup d’autres groupes sociaux ».
Le politologue est critique quant à l’usage du mot « multiculturalisme » : « Ce terme, qui veut tout et rien dire, signifie pluralité de culture. Pour certaines personnes, il renvoie à l’établissement irréversible de populations considérées comme allogènes, distinctes de la population autochtone. Mais on n’a jamais parlé de multiculturalisme lorsqu’on a fait venir des personnes d’origine italienne ou portugaise. »
Il rappelle aussi que jusqu’au début du XXe siècle, « les Français parlaient différentes langues, ne se comprenaient pas. Parlait-on d’une société multiculturelle ? La France n’a jamais été aussi homogène qu’aujourd’hui. Les Français parlent la même langue, et jamais l’école publique n’a accueilli autant de monde ».
« Certains enjeux sociaux sont déclinés sur un mode religieux »
Comment expliquer alors tous ces débats autour de l’islam en France ? « Certains enjeux politiques, sociaux, culturels sont déclinés sur un mode religieux. Les signes d’une certaine pratique de l’islam sont interprétés de manière unique. Une grille de lecture dichotomique s’impose chez certains. En insistant sur le débat des femmes voilées en banlieue, ils définissent un espace autre que l’espace majoritaire, où les femmes ne se voileraient pas, où la mixité serait respectée, etc. »
À partir de là, n’importe quel phénomène qui touche l’islam en France est vu comme obéissant à cette logique de séparation : « La violence de certains djihadistes est interprétée comme le fruit d’un certain communautarisme rampant. »
Selon Mohamed-Ali Adraoui, les auteurs des attentats du 13 novembre, de Charlie Hebdo, ou encore Mohammed Merah « ne répondent pas à des logiques identitaires, mais à des logiques de radicalisation politique ».
Le politologue s’explique : « On peut parler de conflits identitaires quand des sunnites visent des chiites (et inversement), lorsque des Irlandais protestants affrontent des catholiques, ou des Basques s’opposent à des non-Basques... En France, on ne voit pas les musulmans contre les non-musulmans, les chrétiens contre les musulmans, les musulmans contre les juifs, les laïques contre les musulmans. »
« Les personnes les plus diplômées discriminent plus que les autres »
Parmi les victimes des djihadistes, rappelle-t-il, figurent des militaires et un policier d’origine musulmane (tués par Mohammed Merah à Toulouse et Montauban, et par les frères Kouachi, à Charlie Hebdo) : « Ces hommes étaient intégrés dans les institutions les plus emblématiques de la République. Latifa Ibn Ziaten, la mère de Imad Ibn Ziaten, tué à Toulouse, est une musulmane pieuse, elle porte le foulard et tient un discours républicain. Ces microexemples illustrent l’ancrage de ces populations d’héritage musulman arrivées en France après la Seconde Guerre mondiale. On assiste à une francisation de ces populations de classe moyenne ou plus modeste. »
Pour lutter contre les amalgames, il faut « arrêter de raisonner en termes d’exception et de culturel. Nous devons regarder les tendances longues et poser la question de l’inclusion sociale ». Notamment, sur les discriminations religieuses à l’embauche. Une étude réalisée par l’institut Montaigne met en avant le haut niveau de discrimination qui touche les musulmans.
« Le plus étonnant, c’est que le niveau de discrimination augmente avec le niveau d’études, relève le politologue. Or, quand vous passez un entretien d’embauche avec un Bac +5 en poche, la personne en face de vous possède au moins le même niveau d’études. Ce qui signifie que ce sont les personnes les plus diplômées, avec un capital social et culturel plus fort, qui discriminent en France. Des personnes qui, théoriquement, sont le moins à l’extrême droite. L’extrême droite n’est pas le problème. C’est le symptôme. En France, le racisme n’est pas interpersonnel. C’est une discrimination structurelle. »
« Pratiquer une autocensure amicale pour des raisons de fraternité »
Il n’empêche que les relations entre citoyens peuvent changer les comportements. François Bœspflug, théologien chrétien et historien des religions, appelle à une « autocensure amicale pour des raisons de fraternité ». Un raisonnement humain : « Il n’y a pas de couple, de famille, d’entreprise, d’université, ou de société sans un discernement sur ce qu’on peut dire et ce qu’on ne peut pas dire. »
Cela implique le respect des croyances d’autrui. Notamment, concernant le prophète Mahomet : « Pour les musulmans, Dieu est tout puissant, il est vivant, il pourra se charger lui-même de la défense de son honneur. En revanche, Mahomet est mort et n’est pas tout puissant comme Dieu. Il incombe donc à tout musulman de défendre l’honneur bafoué du Prophète. Quand on comprend ce devoir sacré, on peut être plus prudent eu égard aux Français de confession musulmane. »
Si François Bœspflug « déplore qu’on ait massacré les journalistes de Charlie Hebdo dans le but faire taire la liberté, il faut reconnaître que le journal satirique ne faisait pas de l’autocensure amicale une discipline quotidienne ».
« Plaider en faveur de l’éloge du blasphème, ça n’a pas de sens »
L’historien des religions dénonce « la liberté d’expression inconditionnelle poussée jusqu’à l’éloge du blasphème, comme le défend Caroline Fourest. Plaider en faveur de l’éloge du blasphème, ça n’a pas de sens. Dans l’histoire de l’humanité, aucune civilisation n’a pu plaider en faveur du blasphème ».
Qu’impliquerait une « autocensure » dans les sphères du pouvoir ? « Sans renier un millimètre de son application de la laïcité – une loi bonne et fondamentale pour la République –, l’État pourrait être beaucoup plus souple sur les questions du voile, de la nourriture halal dans les cantines scolaires, ou des crèches de Noël dans les mairies... Quand on voit le nombre de victimes des attentats ou le nombre de chômeurs, il y a plus urgent à faire. »
François Bœspflug se montre très critique quant à la politique du tout-sécuritaire défendue par le gouvernement : « Je pense que les portiques magnétiques et les contrôles aériens n’aboutiront à rien. En revanche, il est urgent de revenir à la pratique du conseil d’experts. Des spécialistes vouent leur vie à l’étude de phénomènes comme la diffusion du djihadisme dans les sociétés occidentales, mais sont de moins en moins consultés. » Pour l’historien des religions, cette stratégie politique marque « une défaite de la pensée et de la réflexion sérieuse ».
12/01/2016, Matthieu Stricot
Source : Le Monde