Mercredi 13 janvier paraît la nouvelle enquête de l'Institut national d'études démographiques, Trajectoire et origines. Cette étude menée auprès de 22.000 personnes s’intéresse aux inégalités économiques et sociales subies par les personnes issues de l’immigration en France. Cris Beauchemin, un des auteurs de cette étude revient pour le JDD sur ces discriminations qui persistent à l’encontre des immigrés.
Au sein de votre étude, vous soulevez une mise à l’écart culturelle des immigrés et de leur descendance, comment se traduit cette exclusion?
D’une génération à l’autre, on note une convergence vers la population majoritaire : sur la langue parlée à la maison, les relations sociales, le choix du conjoint qui témoignent d’une ouverture. On a aussi interrogé les personnes sur leur sentiment d’être Français : on a d’importantes proportions d’immigrés et de leurs enfants qui s’identifient à l’identité française. En revanche, ils sont nombreux à observer qu’ils ne sont pas vus comme Français. Par exemple, plus de 70% des immigrés originaires d’Afrique sub-saharienne qui ont obtenu la nationalité française pensent qu’on ne les perçoit pas comme Français. Et la proportion est encore de 56% pour les enfants français de migrants venus de pays au Sud du Sahara, alors même qu’ils sont nés en France et qu’ils y ont grandi. Les enfants d'originaires des départements d’Outre-Mer sont 23% à déclarer qu’ils ne sont pas perçus comme Français, alors même que leur appartenance à la nation française ne fait aucun doute depuis bien des générations. Cet écart de perceptions ("je me sens français, mais je ne suis pas vu comme tel"), que Patrick Simon appelle "dissonance identitaire", suscite un sentiment d’exclusion, générateur de frustrations. Et tout discours public qui tend à marquer la différence entre les enfants d’immigrés et le reste de la population française est de nature à renforcer ce sentiment d’exclusion. Typiquement, le projet de déchéance de nationalité qui vise les enfants d’immigrés renforce ce sentiment d’exclusion.
Que pourrait-on faire pour régler ce problème d’intégration à sens unique?
On remarque dans cette enquête que les personnes sont prudentes et réservées dans leurs déclarations de discriminations : nos résultats montrent non seulement que ces déclarations sont fondées (elles correspondent vraiment à des traitements inégalitaires), mais aussi qu’elles minorent les faits subis. De fait, très peu de plaintes sont déposées pour discrimination. Il faut donc encourager les gens à faire des recours contre les discriminations dont elles sont victimes. Il est important dans le débat public de légitimer les discriminations. Il faut pouvoir affirmer qu’il y a des inégalités dues aux discriminations et qu’elles sont sous-estimées. Il faut aussi entreprendre des actions à l’école pour lutter contre le décrochage précoce qui touche particulièrement les jeunes des minorités visibles.
«"Quand on voit le niveau d’échec des enfants issus des minorités visibles, on peut se poser la question d’une exclusion institutionnelle"»
L’école aurait-t-elle un rôle à jouer pour inverser ce sentiment d’exclusion?
Oui sans doute. A l’école primaire et dans le début du secondaire, il y a énormément d’échecs et d’abandons. Un tiers des fils d’immigrés originaires d’Afrique subsaharienne, du Maghreb et de Turquie, n’a ni baccalauréat, général ou professionnel, ni BEP, ni CAP. Ils sont 20% à ne pas avoir le diplôme national du brevet, ce qui constitue un handicap évident pour s’insérer dans la vie socio-économique. Quand on voit le niveau d’échec des enfants issus des minorités visibles, on peut se poser la question d’une exclusion institutionnelle ou en tout cas d’une incapacité des institutions à éviter ces échecs et ces décrochages. Il faut toutefois souligner que, toutes choses égales par ailleurs, au niveau du bac, les fils d’immigrés réussissent aussi bien que les garçons de la population majoritaire (ni immigrés ni enfants d’immigrés) et que les filles d’immigrés réussissent même mieux que leurs homologues de la population majoritaire. C’est dans les débuts de la scolarité que se trouve le moment critique des trajectoires des fils d’immigrés.
Vous mentionnez dans votre étude une mise à l’écart territoriale, relève-t-elle essentiellement de la ghettoïsation?
Pas seulement. Concernant les discriminations dans le logement, les proportions importantes de personnes qui se déclarent discriminées dans ce domaine sont maximales pour les immigrés et les descendants d’immigrés des minorités visibles. Il y a des phénomènes de concentration mais il y a aussi des sorties de logement social, surtout pour les enfants d’immigrés qui vivent moins souvent dans un logement social et en zone urbaine sensible que les immigrés.
«"Dans la première année après leurs études, les filles d’origine maghrébine ou subsaharienne se retrouvent avec un surcroît de chômage qui varie de l’ordre de 40% à 70"»
Quelles discriminations économiques observe-t-on aujourd’hui en France?
Quand on regarde la probabilité générale d’être au chômage en 2008-2009, les résultats sont catastrophiques : quand la probabilité est de 9% pour la population majoritaire, elle atteint 19% pour les fils d’immigrés maghrébins et jusqu’à 27% pour ceux d’Afrique subsaharienne. Les fils de Maghrébins, par exemple, ont 20% de risques en plus par rapport à la population majoritaire de ne pas trouver un emploi. Les filles d’origine maghrébine ou subsaharienne se retrouvent dans la première année après leurs études avec un surcroît de chômage qui varie de l’ordre de 40% à 70%. On retrouve ici les effets de la déscolarisation précoce, mais pas seulement car on observe que le sur-chômage des descendants d’immigrés reste important "toute choses égales par ailleurs", c’est-à-dire lorsqu’on compare des personnes qui ont les mêmes caractéristiques et qui se différencient seulement par leur origine. On observe même que les fils d’immigrés des minorités visibles sont plus souvent au chômage que les immigrés eux-mêmes. Par exemple, la probabilité d’être au chômage pour les hommes immigrés subsahariens est de 15%, soit 12 points de moins que pour les fils. Cela s’explique en partie par le fait que les récents immigrés s’insèrent mieux sur le marché du travail car ils sont souvent plus diplômés que les enfants issus de l’immigration. Il y a plus de diplômés du supérieur parmi les hommes issus des pays du Golfe de Guinée et d’Afrique centrale (42%) que dans la population majoritaire (32%).
Comment expliquez-vous que ces discriminations, déjà relevées au cours des décennies précédentes, persistent toujours?
Parce que l’action publique n’est pas efficace. C’est un fait objectif : il y a des inégalités qui sont très marquées et qui persistent. Ceci peut suffire pour affirmer que le principe d’égalité est mis à mal. Au-delà des discours de principe sur l’égalité républicaine, les politiques publiques ne parviennent pas à surmonter les inégalités liées à l’origine et à l’apparence physique des personnes.La lutte contre les discriminations n’existe pratiquement pas aujourd’hui. Les politiques doivent être entièrement repensées. Un rapprochement entre les chercheurs et les décideurs politiques permettrait sans doute d’avancer dans ce sens.
«"Il y a une idée de banalisation du terme de racisme"»
15% des personnes issues de la population majoritaire indiquent avoir subi des discriminations raciales. Des discriminations que déclarent subir 50% des immigrés. Comment expliquez-vous ces chiffres?
Il y a d’abord une idée de banalisation du terme de racisme. Quand on demande aux personnes sondées "Avez-vous été victime de racisme?", elles ne pensent pas forcément au racisme en termes de couleurs de peau. Il y a des personnes qui parlent de racisme social, anti-ouvrier ou anti-chômeur par exemple. On ne peut cependant pas exclure que des personnes issues de la population majoritaire soient victimes d’insultes racistes, mais il y a un certain nombre de personnes qui nous ont indiqué avoir été traitées de "racistes". Les personnes de la population majoritaire et les immigrés et leurs enfants vivent un racisme d’une nature complètement différente. Ces personnes de la population majoritaire qui déclarent avoir pâti du racisme, n’ont pas subi par ailleurs de préjudices en termes de discrimination. Alors que les personnes issues des minorités visibles qui déclarent avoir subi du racisme, sont aussi victimes de préjudices matériels, notamment dans la vie professionnelle.
13 janvier 2016, Laurine Benjebria
Source : leJDD.fr