Lors du réveillon du Nouvel An à Cologne (Allemagne), des centaines de personnes ont été agressées dans les rues de la ville. Dans 40% des cas, il s'agissait d'agressions sexuelles sur des femmes. L'enquête a montré qu'une majorité de suspects étaient des immigrés illégaux ou des demandeurs d'asile. Une situation qui a renforcé les tensions entre Allemands et migrants dans un pays qui a accueilli quelque 1,1 million de réfugiés en 2015. Le mouvement d'extrême droite Pegida en a profité pour organiser une manifestation, le 11 janvier, pour protester contre "l'immigration massive".
Certaines voix se sont même élevées pour se demander si l'intégration de migrants était toujours possible malgré cet épisode. Francetv info a interrogé Vincent Geisser, directeur d'études au CNRS et spécialiste du monde arabe et musulman.
Francetv info : Peut-on dire que les incidents de Cologne, dans la nuit du 31 décembre, révèlent une violence spécifique aux migrants ?
Vincent Geisser : Ce n’est pas parce qu’on a une large représentation des étrangers parmi les suspects que cela signifie que l’origine étrangère ou l’identité d'immigré est un facteur explicatif de cette violence. Il ne faut pas attribuer ces agressions à une sorte de comportement traditionnel ou de vengeance des migrants envers les Allemands. Il n’existe pas de culture musulmane ou arabe qui favoriserait un tel passage à l’acte.
C'est vrai qu'en Egypte, il y a eu de nombreuses agressions pendant les rassemblements du "printemps arabe". Mais le harcèlement des femmes et les violences auxquelles elles sont confrontées étaient déjà connus avant la révolution. Ces rassemblements de masse n’ont fait que confirmer le phénomène. A l’inverse, en Tunisie, ça n’a pas du tout été le cas lors des rassemblements révolutionnaires alors qu'’il règne un certain machisme dans le pays.
Et il faut faire attention aux discours d’extrême droite qui attribuent ces actes aux origines religieuses ou culturelles des suspects. Ces propos conduisent à dédouaner les accusés de ces violences. Alors qu’ils doivent évidemment répondre de leur comportement, mais individuellement.
Ces migrants, en grande majorité musulmans, viennent de pays où les femmes n'occupent pas la même place que dans les sociétés occidentales. Ce décalage les rend-il plus enclins à adopter un comportement déplacé envers elles ?
Il y a une difficulté, pour un certain nombre d’hommes, à comprendre la présence de femmes dans un lieu public, la nuit. Ils n’ont pas l’habitude de voir de tels comportements. Du coup, ils peuvent voir dans ces femmes, qui se promènent librement la nuit de façon tout à fait banale, des proies faciles. Ce n'est pas dans leur référentiel socioculturel. De plus, il existe des mythes sur les femmes occidentales, qui seraient plus libérées. Mais il n'y a aucune étude qui montre que des changements de situation culturelle entraînent forcément de la violence et encore moins un harcèlement sexuel collectif systématique.
Il ne faut donc pas faire de généralités. Par exemple, certains Tunisiens viennent de grandes villes touristiques où les femmes sortent davantage, donc ils ne sont pas plus surpris que cela. J'ajoute que ces violences faites aux femmes existent partout. En France, on en voit dans les milieux étudiants, dans les professions de sécurité… Et la société allemande, même si elle recherche profondément l’égalité, a toujours connu des violences à l’égard des femmes.
Faut-il enseigner aux migrants à bien se comporter avec les femmes, comme c’est le cas en Norvège, en Allemagne et en Autriche ?
Je ne trouve pas ces dispositifs choquants, mais en réalité, c’est l’arbre qui cache la forêt. Tous les hommes devraient être éduqués au respect des femmes. Le principe, c’est qu’on constate qu’un certain nombre d’étrangers posent problème dans leur rapport aux femmes, ce qui amène à remarquer un problème plus général. La question apparaît en premier chez les migrants parce que ce sont des populations plus surveillées, plus contrôlées que les autres.
Il y a aussi des adolescents français qui interpellent des femmes de manière grossière ou pornographique sur les réseaux sociaux ou même dans la rue. La brutalité des rapports hommes-femmes est une constante qu’il ne faut pas attribuer et traiter uniquement chez les migrants.
C’est plutôt le rapport de nos sociétés aux femmes qui doit être mis en cause avec le sexisme, les comportements des hommes dans les lieux publics, le harcèlement, les insultes... Ce n'est pas une spécificité des cultures musulmanes. Et il ne faut pas oublier que nous sommes dans des sociétés qui fonctionnent sous domination masculine, au Nord comme au Sud.
Le fait de rassembler des gens issus d'une même communauté dans les mêmes lieux a-t-il pu favoriser le passage à l’acte ?
C’est moins un phénomène de communauté qu’un effet de groupe. Ces migrants appartiennent à différentes nationalités et ne forment pas une communauté en tant que telle. Il y a des Syriens, des Algériens, des Turcs, des Kurdes d’Irak… Autant de gens qui ne parlent pas la même langue et ne pratiquent pas forcément la même religion. Et même s’ils viennent du même pays, ils ont des trajectoires différentes. Par exemple en Syrie, ils peuvent être opposants au régime, mais aussi kurdes ou chrétiens, urbains ou paysans… Ils forment un groupe très hétérogène.
La plupart des réfugiés cherchent à se détacher de leur condition. Ils aspirent à s’insérer dans le pays qui les accueille, par l’éducation et le travail notamment, ou bien à rentrer dans leur patrie. Ils ne sont pas enclins à rester entre eux.
Le vrai problème que je vois dans ces agressions, c’est plutôt celui du rassemblement. Ce qui a ému, c’est que cela s’est déroulé pendant un moment festif, dans un lieu public ouvert à tous et donc avec de nombreux étrangers. Mais ce type d'agressions se passe aussi pendant la Fête de la bière [l'Oktoberfest, une fête annuelle très populaire qui se déroule en septembre et octobre à Munich], à la sortie des stades de football… C'est ce que mettent en avant les féministes allemandes. Et lors de ces manifestations, les agressions sont commises plutôt par des Allemands, car peu d’étrangers se rendent à ce type d'évènements. D’ailleurs, parmi les suspects du 31 décembre, il y a aussi un Américain et trois Allemands.
Avec ces tensions, comment les migrants peuvent-ils s’intégrer dans leur pays d’accueil ?
Ces vingt dernières années, l’Europe est un peu schizophrène. Elle tient un discours sécuritaire et affirme vouloir restreindre l’immigration, mais des pays comme la France et l’Allemagne mettent quand même en place des dispositifs d’accueil et d’insertion. Les migrants ne sont jamais livrés à eux-mêmes, sauf à Calais (Pas-de-Calais), mais c'est un cas particulier. Ils sont pris en charge soit par des politiques publiques, soit par des initiatives individuelles.
Et pour s’intégrer, il y a l’éducation, le travail et la langue. Les migrants veulent mettre leurs enfants à l’école. On remarque même qu’au bout de trois ans, il y a déjà des enfants étrangers qui sont premiers de la classe après avoir vécu des choses terribles dans leur pays. Ils veulent aussi une autonomie financière et donc un travail. Ceux qui ont fui la Syrie ou l’Irak appartiennent à la classe moyenne, ils ont des compétences professionnelles.
L’apprentissage de la langue est aussi un vecteur important d’intégration. D’abord pour des raisons pratiques, mais aussi parce qu’elle permet de nouer des contacts. Cela me paraît logique que la maîtrise de la langue française soit un critère pour être naturalisé français. Mais il ne faut pas pour autant que ce soit un prétexte pour rejeter une demande. Il y a une étude sur les Chiliens qui montre que les réfugiés politiques qui avaient un haut niveau culturel parlaient mal français même après avoir passé vingt ans en France. Ils étaient victimes d'un blocage, car ils s'accrochaient à l'idée qu'ils allaient rentrer chez eux. C'est quelque chose qu'on retrouve encore aujourd'hui notamment chez les Syriens, qui parlent déjà bien anglais.
Face à cette arrivée massive d’étrangers, certaines populations se crispent. Elles craignent des problèmes d’hygiène, de sécurité, d’attentats… Est-ce un frein à l’intégration ?
Ces peurs sont compréhensibles. Il y a un mouvement de repli identitaire et nationaliste en Europe. Les étrangers ont été pris pour boucs émissaires et l'affaire de Cologne n'a fait que mettre en évidence des mobilisations xénophobes déjà existantes. C’est pour cela qu’il est essentiel de développer des relations avec les migrants. On trouve souvent que l’Eglise catholique en fait un peu trop dans l'accueil des chrétiens d’Orient, mais, en fait, c’est très important pour se comprendre. La société a un rôle à jouer, mais c’est surtout aux hommes politiques, aux intellectuels, aux médias de s'impliquer.
Ils doivent faire des "discours d’exemplarité" pour rassurer et ne pas reproduire des clichés. Il faut expliquer que les migrants ne sont pas des terroristes, mais des victimes du groupe Etat islamique. S'ils sont arrivés en Europe, c'est parce qu'ils n'avaient pas d'autre choix. C’est ce que fait la chancelière allemande, Angela Merkel, et cet été, les Allemands se sont précipités dans les gares pour aider les migrants qui débarquaient.
Mais ce sont avant tout les pratiques qui comptent, plus que les discours. Finalement, les manifestations extrémistes sont minoritaires et il n'y a pas de climat de pogrom en Allemagne. Les Français peuvent tenir des discours xénophobes et racistes, mais ils restent généreux. Un raciste peut, par exemple, donner une couverture à un enfant qui a froid dans la rue. Et souvenons-nous que pendant la seconde guerre mondiale, des antisémites ont caché des juifs ! Et il ne faut pas résumer un peuple à ses orientations électorales. Ce n’est pas parce que le Front national a récolté plus de 25% des voix lors des élections régionales que tous les Français sont racistes.
Pour s’intégrer, ces migrants doivent-ils se fondre complètement dans la culture de leur pays d’accueil ?
La question de l'assimilation est un faux problème parce que toute intégration est une assimilation. Quand on vit dans un pays, on assimile forcément un certain nombre de valeurs et de codes sociaux sans pour autant abandonner sa culture d’origine. Et aujourd’hui, le fait de choisir radicalement entre deux pays ne convient pas à nos sociétés parce que le monde est de plus en plus poreux. Et ce, surtout dans les classes moyennes, qui ont accès aux moyens de communication, comme c'est le cas pour la majorité des migrants.
Les schémas culturels se diffusent beaucoup à travers la télévision, la musique… On n’est plus à l’époque où une culture représentait un bloc fermé. Aujourd'hui, dans une épicerie de Damas (Syrie), on trouve tous les produits qu’on peut acheter en France, seules les marques sont différentes. Tout se mondialise.
Et puis, il y a certains codes sociaux qui sont universels, comme le respect des anciens, qu’on observe partout. Donc on n'a pas besoin de les inculquer aux étrangers. Et pour ceux qui sont plus spécifiques, on applique des lois issues d’un consensus social et donc indiscutables. C'est le cas de la polygamie, par exemple, ou encore du mariage avec des mineures, qui sont des valeurs qui peuvent être traditionnelles dans d’autres pays, mais qu’on ne peut pas accepter en Europe.
Quels sont les signes d’une intégration réussie ?
Il n’y a pas vraiment d’indicateurs standards, mais on peut voir deux signes sur le long terme. Il y a l’intégration objective : les enfants vont à l’école française, les migrants travaillent dans une entreprise française, parlent français… Et l’intégration subjective, que l’on voit lorsque l’immigré se sent chez lui dans son pays d’accueil. C’est là que sont ses amis, son travail, ses enfants... son avenir en somme. Et quand il commence à dire que son pays d’origine est un "là-bas", c’est que l’intégration est réussie.
La présence d'étrangers apporte-t-elle des changements positifs dans la société qui les accueille ?
L’immigration enrichit toujours une société. Il n’y a qu’à regarder les Etats-Unis. La première puissance mondiale est un pays d’immigration et de refuge. L’accueil a été un facteur d’enrichissement, même si, au départ, il y avait plutôt un discours de rejet de l’étranger. En France aussi, nous avons notre mythe de l’immigration avec des écrivains italiens (Max Gallo), des philosophes juifs polonais (Alain Finkielkraut) ou encore des républicains espagnols qui nous ont donné la maire de Paris (Anne Hidalgo).
Si on regarde des facteurs plus concrets, on peut imaginer que cette immigration puisse entraîner un rajeunissement économique. Parce que les Syriens et les Irakiens qui arrivent ont des compétences à faire valoir. Par exemple, il y a beaucoup de médecins qui pourraient s’installer dans les zones rurales où on manque de praticiens. Cette réflexion autour de la force économique des migrants est déjà largement lancée. On considère que la France est un pays d’immigration qui s’ignore et doit le redevenir pour garder son rang économique.
La question des réfugiés a aussi révélé une certaine solidarité. En Allemagne, il y a eu de nombreuses initiatives individuelles, même les églises dans toute leur diversité se sont ouvertes pour accueillir des réfugiés. L'afflux massif de personnes démunies a mis au jour des ressorts d’accueil insoupçonnés.
17/01/2016, Marthe Ronteix
Source : francetvinfo