samedi 23 novembre 2024 15:07

Immigration : une retraite à se battre

Depuis peu, des anciens travailleurs ou militaires étrangers peuvent toucher une aide ou une pension sans devoir rester en France. Mais la majorité sont condamnés à vivre dans des foyers, comme à Limoges.

C’était jour de marché dans ce petit village marocain des environs de Marrakech. La scène remonte à 1950. Un camion de l’armée française se gare. A son bord, des militaires en quête de nouvelles recrues. Rachid - un prénom d’emprunt - décide de s’enrôler. Il a 18 ans et, avec ses copains, il «cherche du travail». Va pour l’infanterie. Pendant six années, il crapahute en Afrique du Nord, jusqu’à la déclaration d’indépendance du royaume chérifien. Il n’a guère de souvenirs de ce jour historique. «On était jeunes et on ne comprenait pas bien ce qui se passait.» Rachid reste dans l’armée mais sert désormais les forces royales marocaines. La suite de sa carrière se déroule sans anicroches, jusqu’à la retraite, dans les années 90. Sa pension marocaine est modeste : à peine une centaine d’euros. Alors, quand il apprend qu’il peut toucher davantage en France en tant qu’ancien combattant, il se lance, même s’il n’a jamais vécu dans l’Hexagone. En 2002, il traverse la Méditerranée et arrive à Bordeaux. Un an plus tard, il obtient une place dans un foyer Adoma de Limoges.

Règle des six mois

Selon les statistiques officielles, ils sont aujourd’hui 35 000 migrants âgés à vivre en foyer, principalement des anciens travailleurs immigrés qu’on appelle «chibanis» («cheveux blancs» en arabe). Un chiffre surestimé selon Antoine Math, du Groupe d’information et de soutien des immigrés (Gisti), qui l’évalue plutôt «entre 25 000 et 30 000». Tous, quoi qu’il en soit, sont soumis à la règle des six mois par an de résidence obligatoire en France pour toucher le minimum vieillesse, désormais baptisé Aspa (allocation de solidarité aux personnes âgées), d’un montant de 800 euros mensuels. Une législation - légèrement assouplie depuis un décret entré en vigueur au début de l’année - qui oblige Rachid, comme tous ses compagnons de la résidence «Quai militaire», à tenir une comptabilité précise de ses allers-retours avec le Maroc. Et qui continue à en faire des «étrangers ici et dans leur pays d’origine», selon Laurence Alliette, directrice territoriale d’Adoma. Ils n’ont pas de véritables attaches familiales en France et sont aussi parfois soumis aux injonctions de leurs proches qui préfèrent ne pas les voir rentrer au pays. A la fois pour s’éviter une charge supplémentaire, mais aussi pour continuer à recevoir leurs devises.

Quatorze ans après son arrivée, Rachid est toujours Limougeaud et commence à trouver le temps long. Sa petite chambre de 15 mètres carrés aux murs vierges est meublée a minima. Un lit, une armoire, une table et quelques chaises. Sur l’écran de télévision, Julien Lepers vit ses derniers instants comme animateur de Questions pour un champion. En quittant le Maroc, Rachid, 83 ans, a laissé derrière lui son épouse et sa famille. Pudique, il refuse de se livrer davantage. Tout juste lâche-t-il : «Tu peux rester quinze jours sans voir ta femme, toi ?»

Anciens Combattants

Drôles de vies que celles de ces petits vieux qui ont connu, pour certains, les combats de la campagne d’Italie entre 1943 et 1945 ou la chute de Diên Biên Phu. Ce matin de novembre, ils se sont mis sur leur trente et un pour raconter leur histoire. C’est un mélange bigarré, fait de claquettes, de pantalons de joggings, de pulls et de cravates avec, en guise de couvre-chef, une casquette Nike ou une chéchia, la coiffe traditionnelle du Maghreb. Sans oublier les inévitables béquilles pour les moins mobiles.

Leurs histoires sont similaires. Ahmed, 82 ans, s’est engagé en 1954. Il a rejoint la France en 2003, «pour améliorer [sa] situation». Mohamed, 79 ans, a servi comme cuisinier dans l’armée de l’air. Père de douze enfants, il montre une photo de sa femme, Fatima, restée au pays : «C’est trop dur de la faire venir ici, ça coûte de l’argent.» Ils ne se plaignent pas : «On a été bien accueillis, avec beaucoup de respect. On est bien soignés.»

L’emploi du temps des anciens combattants est réglé au millimètre : virée au marché le jeudi, prière à la mosquée le vendredi. C’est tout pour les sorties. «Ils se privent toute l’année pour pouvoir envoyer de l’argent au pays et financer les allers-retours», raconte Laurence Alliette. Sur leurs 800 euros de ressources mensuelles, les 55 résidents marocains et algériens de la résidence en réservent près de 600 à leur famille. Quand ils rentrent, c’est les bagages chargés de cadeaux (vêtements, petit électroménager), par bus ou par un vol low-cost. En moyenne, le voyage leur coûte 80 euros.

Abdelkader, un Algérien de 69 ans, le seul de la bande à ne pas avoir servi dans l’armée, a dû trouver une combine pour financer ses déplacements : il officie comme chauffeur au volant d’un minibus entre Limoges et le port espagnol d’Alicante à chaque fois qu’il souhaite retourner auprès de sa famille. Ancien ouvrier dans le bâtiment en France dans les années 70, il a ensuite bossé comme chauffeur de bus, au noir, en Algérie. Malade, il est revenu dans l’Hexagone en 2010 pour se soigner, mais il ne touchera le minimum vieillesse qu’au bout de cinq ans de carte de séjour. En attendant, il doit se débrouiller avec 175 euros mensuels. «Je suis seul et sans argent, ça n’est pas une vie», soupire-t-il.

Avec le temps, les «papis», comme les appelle Laurence Alliette, sont devenus experts en matière d’accès aux droits. «C’est un public très respectueux et assidu, détaille Aurélie Desseaux, la responsable de la résidence. Certains, en entrant dans mon bureau, font le salut militaire.» Souvent analphabètes, que ce soit en français ou en arabe, ils n’hésitent pas à solliciter les responsables d’Adoma pour faire un point sur leur dossier. «Parfois, ils viennent avec les prospectus publicitaires qu’ils ont reçus dans la boîte aux lettres, pour savoir si c’est important. Mais quand je leur demande un document officiel, je l’ai en cinq minutes.»

Passeports en mains, les anciens combattants comptent au jour près la durée de leur séjour en France, pour savoir combien de temps ils pourront passer au bled. Pas question de risquer une interruption des versements de leurs aides, d’autant que les autorités procèdent régulièrement à des vérifications.

Quand ils se sentent mourir, certains anciens prennent les devants. Laurence Alliette se souvient de cet homme venu lui rendre les clés de son appartement avant de rentrer au pays. «Je lui ai dit que ce n’était pas la peine, qu’il allait revenir. Il m’a dit : "Non, non ! C’est comme ça".» Quelque temps plus tard, l’homme s’éteint de l’autre côté de la Méditerranée. Parmi les habitants de la résidence, la majorité a souscrit à une assurance rapatriement auprès de la fondation Hassan-II.

«Fausse compassion»

Depuis le 1er janvier, un nouveau dispositif pourrait leur permettre de terminer leur vie dans leur pays de naissance. L’ARFS (aide à la réinsertion familiale et sociale) est en fait prévue de longue date. Instituée dans la loi sur le logement opposable de 2007, elle permet de faire «sauter» la condition de résidence de six mois en France. Une façon également de libérer des places dans les résidences sociales, notoirement embouteillées.

Il aura fallu attendre huit ans pour que le décret soit enfin publié, en octobre. Celui-ci précise le champ d’application de la réforme, très restreint. Ne sont ainsi concernés que les retraités étrangers d’au moins 65 ans, vivant seuls en résidence sociale, justifiant d’une présence d’au moins quinze années en France et dont la pension ne dépasse pas les 550 euros mensuels.

Pour Antoine Math, du Gisti, ces conditions «trop restrictives» ne répondent pas «aux réels besoins des immigrés âgés». D’autant que l’aide qui sera versée tous les ans ne dépassera pas 6 600 euros, une somme inférieure à celle qu’ils touchent aujourd’hui au titre du minimum vieillesse. Il faudra en outre choisir entre l’une des aides. «Quelques-uns vont y trouver leur compte, mais à mon avis, ça ne dépassera pas 500 personnes», regrette Antoine Math, qui fustige ce qu’il considère comme une fausse «compassion» des pouvoirs publics à l’égard de ces vieux migrants qui «ont construit nos routes».

Dans le foyer Adoma de Limoges, les «papis» ont évidemment entendu parler de la réforme. Mais le dispositif, encore trop flou, ne les convainc guère. Rachid, par exemple, craint de ne plus pouvoir se soigner correctement. Comme ses compagnons, il va probablement poursuivre sa vie de voyages. Ni vraiment ici ni vraiment là-bas.

17 janvier 2016, Sylvain Mouillard

Source : liberation.fr

Google+ Google+