L’offensive de l’armée syrienne sur Alep avec le soutien de la Russie, fait de nouveaux réfugiés et de déplacés. Ils sont plus de 70.000 civils selon le gouverneur de la province turque mitoyenne d’Alep et 100.000 selon Ankara, massés dans des conditions très précaires du côté syrien de la frontière, à Bab Al-Salama et à Azaz. Seuls les réfugiés les plus vulnérables (blessés et malades en état grave) sont autorisés à passer du côté turc. Ankara ne semble pas pressée d’ouvrir ses portes et elle estime qu’elle a atteint les limites de ses capacités d’accueil des réfugiés. Qu’en est-il de cette nouvelle situation ?
Quels sont les effets de cette pression migratoire sur la Turquie et qu’en est-il de l’exécution
du plan d’action signé avec l’UE pour endiguer le flux des réfugiés ? Pour répondre à toutes ces uestions, Libé a rencontré Metin Çorabatır, président du Centre de recherche sur l’asile et les migrations (IGAM), un think-tank basé à Ankara. Jusqu’à 2013, M. Corabatir a travaillé comme porte-parole du Haut-commissaire des Nations unies pour les réfugiés (HCR). Une fonction qu’il a occupée après une longue expérience en journalisme. Il est co-auteur d’un rapport intitulé «Assurer une ducation de qualité pour les jeunes réfugiés syriens» publié par l’Université d’Oxford Refugee Studies Center en 2014. Il a également été coauteur du rapport sur «Le rôle humanitaire
de la société civile dans la crise syrienne » publié en 2013.
Libé : Qu’en est-il de la situation migratoire en Turquie actuellement ?
Metin Çorabatır : Aujourd’hui, la Turquie compte plus de 2,5 millions de réfugiés syriens et plus de 300.000 personnes d’autres nationalités. A cela, il faut ajouter près de 70.000 personnes en provenance d’Alep qui sont en attente de l’ouverture des frontières. Une grande majorité de ces réfugiés ne vit plus dans les camps mais dans les villes. Certains d’entre eux tentent de rejoindre l’Europe via la Grèce et c’est pourquoi l’Union européenne, l’Allemagne et la Turquie ont décidé de conclure un accord pour juguler ces flux. En fait, ces flux de réfugiés syriens sont en nette augmentation ces deux dernières années. Chaque jour, ils sont des milliers à passer la frontière syrienne cherchant à fuir en Turquie, et trouvent refuge dans des camps souvent gérés par les Nations unies. L’intensification des bombardements a compliqué davantage la situation et a généré de nouveaux réfugiés et des déplacés à l’intérieur et à l’extérieur.
Quel impact ces flux migratoires ont-ils eu sur le plan économique, social et politique en Turquie ?
Il faut dire que le nombre de migrants arrivés en Turquie a été très important et cela en un temps record alors que ni la Turquie ni les autres pays de la région n’ont été préparés à affronter une telle situation et à accueillir un tel flux de réfugiés. Et cela a constitué un vrai fardeau économique. Le gouvernement d’Ankara a déjà dépensé 8 milliards de dollars pour ces réfugiés installés dans les camps. Sur le plan social, on a constaté des tensions entre la société d’accueil et les réfugiés qui vivent dans des conditions précaires et dont beaucoup en deçà du seuil de pauvreté. Mais cela n’a heureusement pas généré de perturbations sociales majeures.
Certains Turcs accusent ces réfugiés de concurrence sur le marché de l’emploi informel. Certains autres ont même commencé à se plaindre de ne pas avoir accès aux services de santé vu le nombre important de réfugiés syriens qui y ont recours.
Sur le plan politique, on peut dire que la société est divisée entre ceux qui sont pour l’accueil de réfugiés sur le sol turc et ceux qui sont contre. L’opposition a accusé le gouvernement d’avoir accepté un très grand nombre d’entre eux pour être agréable à l’UE mais j’estime que celui-ci a été assez courageux pour ouvrir les frontières et accepter ces personnes en quête de protection internationale. A noter également que depuis l’été dernier, on assiste à un revirement de l’opinion publique qui devient de plus en plus accueillante envers ces réfugiés mais personne ne sait combien de temps cela va durer.
La Turquie a signé un accord, le 29 novembre dernier, avec l’UE pour freiner les flux migratoires vers l’Europe en contrepartie d’une aide , de l’octroi de visas et d’une relance des négociations sur l’adhésion d’Ankara. Qu’en est-il de la mise en place de cet accord ?
Des discussions sont actuellement en cours entre Ankara, Berlin et Bruxelles pour réfléchir sur les moyens de mettre en œuvre cet accord. En effet, plusieurs questions restent en suspens et demandent plus d’approfondissement et d’éclairage. A ce propos, des groupes de travail seront mis en place par les pays signataires. Entre temps, le gouvernement turc essaie de s’organiser et de créer de nouvelles structures pour mieux coordonner les organisations étatiques chargées de gérer la question des migrants concernant tous les secteurs (éducation, emploi, santé..) afin d’améliorer le quotidien des réfugiés syriens. L’Europe est donc appelée à soutenir financièrement ces projets afin d’obtenir des résultats probants.
Lors des négociations de cet accord, l’UE a approuvé les modalités de financement d’un fonds d’aide de trois milliards d’euros. Que pensez-vous de cette somme et croyez-vous qu’elle est suffisante pour venir en aide aux 2,5 millions de réfugiés syriens vivant en Turquie ?
C’est un débat qui demeure encore ouvert en Turquie. Si d’aucuns disent que ce montant n’est pas suffisant, certains médias n’ont pas hésité à considérer cette manne comme un pot-de-vin que l’UE va verser à la Turquie afin qu’elle garde les réfugiés sur son propre territoire. Mais j’espère que les rencontres entre Berlin et Ankara aboutissent à une bonne utilisation de cette manne financière et qu’il y aura davantage de subsides à l’avenir. Cependant, une question demeure sans réponse : où cet argent sera-t-il dépensé ? Car jusqu’à aujourd’hui personne ne sait comment ce montant sera utilisé même si certaines sources parlent de la création de maisons des communautés et de centres de soins et d’éduction. Un point qui reste à clarifier. Un responsable du Programme d’éducation au profit des enfants syriens m’a révélé que les fonds manquent pour monter des projets et que les capacités de la Turquie ont atteint leurs limites tout en précisant que les trois milliards en question ne seront pas débloqués dans une année ou deux et qu’il faudra attendre beaucoup de temps pour que les projets prévus soient mis en place.
Quelles sont, selon vous, les leçons que doivent tirer de l’exemple turc des pays qui, comme le Maroc, sont confrontés à des situations identiques ?
L’accord en question prévoit trois éléments importants, à savoir un ralentissement des flux des migrants irréguliers et cela impliquera un programme de réadmission et la lutte contre la traite humaine, une amélioration des conditions de vie des réfugiés et le lancement de programmes d’intégration et, enfin, la relocalisation des migrants. Mais, comme je viens de le mentionner préalablement, cet accord n’est pas encore entré en vigueur et il est donc encore tôt pour en tirer de quelconques conclusions. Cependant, je pense que des efforts conjoints doivent être déployés pour que l’accord en question aboutisse. Et c’est important que ce dernier réussisse, et ce tant pour l’Allemagne et sa chancelière Angela Merkel qui a pris une initiative courageuse et qui a risqué son avenir politique que pour l’UE et la Turquie.
11 février 2016, Hassan Bentaleb
Source : Libération