La "Jungle" avait son coin des Afghans, sa partie soudanaise, son regroupement d'Irakiens. Depuis quelques semaines, des "Bidounes", Bédouins originaires du Koweït mais apatrides de génération en génération, ont planté leur tente dans ce vaste bidonville de Calais dans le nord de la France.
"Nous avons remarqué leur présence à la fin de l'année dernière", explique Leïla Benshila, chef de section à l'Ofpra (Office français de protection des réfugiés et apatrides), selon qui il pourraient être "environ 300" sur le camp.
Nés au Koweït, les Bidounes sont des Bédouins "qui ne se sont pas enregistrés à temps" après l'indépendance de la Grande-Bretagne, en 1961, résume-t-elle. Ils seraient, selon certaines estimations, 100.000 au Koweït, avec également une communauté présente dans d'autres pays du Golfe.
En l'absence de passeports, ils n'ont ni le statut de ressortissant national, ni celui d'étranger dans leur propre pays, ce qui leur dénie tout droit politique, social ou économique. Et leur apatridie se transmet de génération en génération.
"Qui dit Koweït dit richesse. Mais pas pour nous", soupire Abou Ali, le chef informel de cette petite communauté qui s'est reformée sur le bidonville. Arrivé en France il y a six mois, il explique son exode "par la cruauté, l'injustice, le chômage, l'impossibilité d'aller à l'école..."
Dans la cabane obscure où il offre un thé noyé de sucre, ses amis approuvent avec conviction. "Je n'ai jamais reçu de soins là-bas. Il faut passer par un Koweïtien pour voir un médecin. On ne peut pas avoir d'enfants parce qu'il n'y a pas d'avenir pour eux", explique son voisin, assis à même le sol recouvert de minces tapis.
Des discriminations de longue date, que la crise économique et l'engagement politique ont intensifiées. "La plupart des gens ici ont été emprisonnés et torturés", assure Abou Ali, notamment pour leur participation à des manifestations en février 2014 visant à réclamer de meilleures conditions de vie.
Pour fuir une vie devenue impossible, les Bidounes ont donc pris le chemin de l'exode, avec pour but la Grande-Bretagne, ancienne puissance coloniale, et "la seule à savoir que nous existons", selon lui.
Cas exceptionnels
Mais la frontière est devenue quasi impossible à franchir depuis le renforcement drastique de la sécurité autour du port et du tunnel sous la Manche, et les Bidounes se retrouvent bloqués à Calais, dans un pays dont ils ignorent presque tout.
Reconsidérer leur projet migratoire pour demander l'asile en France ? Ils écoutent attentivement les propositions faites par des membres de l'Ofpra, autour du réchaud où des galettes ont été mises à brunir. Toute leur vie est là: des matelas roulés contre les parois, des sacs à commission en plastique indéchirable, et, pendus, des sweat-shirts à capuche ou des blousons délavés, tenue universelle des réfugiés sur le chemin de l'exil.
"On pourra faire venir sa famile ? Il faut prouver qu'on vient du Koweït ? Quel est l'intérêt pour la France ?" Les questions fusent face à cette possibilité d'avenir nouvelle.
Pour l'Ofpra aussi, il faut sortir des sentiers battus. Les apatrides ont été jusqu'à présent des cas exceptionnels - concernant par exemple des ressortissants d'ex-URSS ou des Palestiniens. Même si une procédure existe pour le statut de réfugié apatride, elle prend du temps, compte tenu de l'absence de documents dont disposent les candidats et du personnel limité spécialisé dans ce type de cas.
Mieux vaut peut-être, pour les "Bidounes", passer par le canal classique de la demande d'asile.
Abou Ali assure qu'il en parlera autour de lui. L'idée de partir en centres d'accueil, ailleurs en France ? Pourquoi pas, mais avec une condition, essentielle pour cette communauté soudée par la discrimination: "On veut rester ensemble".
Avant le départ des responsables de l'Ofpra, l'un des hommes assis dans l'obscurité tente une question inquiète: "C'est facile d'apprendre le français ?"
C'est en tout cas nécessaire pour se faire naturaliser, lui explique-t-on. L'homme veut savoir: "Au bout de combien de temps on peut demander la nationalité ?"
18 fév 2016,Claire GALLEN
Source : AFP