Dans les pays où l’accès à l’éducation et à l’emploi est beaucoup plus difficile pour les populations d’origine immigrée, les flux de départ pour le jihad sont plus élevés.
Qu’ un jeune né en France décide de partir en Irak ou en Syrie pour rejoindre les rangs des combattants de Daech n’en finit pas de nous stupéfier. Pour tenter de comprendre les raisons d’une telle décision, la presse a publié de nombreux portraits d’individus partis combattre, ou d’autres qui en sont revenus, portraits qui tentent d’identifier des traits psychologiques communs à toutes ces trajectoires singulières. De même, les auteurs présumés ou avérés des attentats de janvier ou de novembre ont été passés au crible de telles analyses : que peut-il donc se passer dans la tête d’un jeune qui prend la décision de se suicider et qui choisit, par cette mort supposée glorieuse, de massacrer le plus possible d’innocents ?
Mais autant les terroristes qui ont sévi en France ne forment qu’une grosse poignée d’individus, autant ceux qui sont partis combattre en Syrie ou en Irak sont nombreux, très nombreux. Qui plus est, la France n’est pas le seul pays concerné : la Belgique, la Suède, l’Allemagne et tous les autres pays européens alimentent par centaines les flux de ces «combattants». A ce niveau, il est légitime de parler de phénomène social et de compléter l’examen psychologique de chaque situation individuelle par des études conduites au niveau de la population. Le phénomène est suffisamment important pour donner lieu à des analyses statistiques.
Un article récent de Philip Verwimp, économiste à l’Université libre de Bruxelles, a entrepris de mettre en regard le nombre de combattants et l’environnement socio-économique en comparant 14 pays d’Europe pour lesquels des données sont disponibles (1). Une telle analyse, à un niveau aussi général, reste bien entendu de portée limitée ; mais ses enseignements sont toutefois très riches. Les combattants sont issus dans leur immense majorité de populations d’origine étrangère : ce sont presque systématiquement des jeunes Européens, nés en Europe, de parents immigrés. L’analyse de Verwimp montre que les pays dans lesquels les inégalités entre les personnes issues de l’immigration et les autres sont les plus fortes sont ceux où les départs pour la Syrie ou l’Irak sont les plus fréquents.
L’entreprise n’est pas si aisée qu’il y paraît, tant les phénomènes migratoires sont abordés de manière différente par chaque pays, ce qui se traduit aussi par des catégories statistiques hétérogènes. Mais on connaît toutefois, dans une douzaine de pays d’Europe, la part de la population née dans le pays et issue de parents nés à l’étranger. Qui plus est, on peut comparer les conditions socio-économiques de ces personnes avec celles d’individus dont les parents sont aussi dans le pays. Les inégalités sont déjà bien connues, comme l’a relevé un rapport récent de l’OCDE. A travers l’Europe, les populations issues de l’immigration ont un accès plus difficile à l’emploi : alors que le taux de chômage des jeunes est de 10 % en moyenne pour les populations «autochtones», il monte à 15 % pour les jeunes issus de l’immigration. Mais cet écart varie beaucoup d’un pays à l’autre, reflétant l’impact de politiques plus ou moins volontaires et efficaces d’intégration. Ainsi, en Belgique, le taux de chômage passe de 6 % à 22 %, aux Pays-Bas, il grimpe de 5 % à 15 % ; en revanche, l’écart n’est que de 2 points en Norvège et 4 points au Royaume-Uni. De la même manière, les écarts de performance scolaire, mesurés par les enquêtes Pisa réalisées auprès des jeunes de 15 ans, varient fortement d’un pays à l’autre, toujours au détriment des jeunes issus de l’immigration.
Confronter ces chiffres avec les estimations du nombre de jeunes partis combattre au Proche-Orient permet d’établir une corrélation forte et robuste : dans les pays où l’accès à l’éducation et à l’emploi est beaucoup plus difficile pour les populations d’origine immigrée, les flux de départ sont plus élevés, passant de quelques cas par million en Italie ou en Espagne à 30 cas par million en Suède, près de 50 en Belgique et 18 en France.
Même si l’auteur se garde de déduire la moindre relation causale de ces corrélations, tout indique que l’exclusion socio-économique contribue fortement à l’émergence de combattants, sinon de terroristes. Que les populations d’origine étrangère soient victimes d’inégalités spécifiques est en soi une révoltante injustice ; mais ces inégalités ont aussi un coût en termes de violences, guerrières ou terroristes, et de vies perdues : le manque d’opportunités crée un terreau fertile aux entreprises de fanatisation. Les inégalités nourrissent le désespoir ; elles alimentent le crime.
(1) Foreign Fighters in Syria And Iraq And The Socio-Economic Environment They Faced at Home : A Comparison of European Countries, Households in Conflict Network (HiCN) Working Papers 201, décembre 2015.
Cette chronique est assurée en alternance par Bruno Amable, Pierre-Yves Geoffard, Anne-Laure Delatte et Ioana Marinescu.
22/2/2016, Pierre-Yves Geoffard
Source : Libération