Plutôt que de méditer nos erreurs, on préfère repérer des boucs émissaires, l’Arabe, le Mexicain, comme hier le Juif.
Un vent de folie balaye le monde occidental, aux États-Unis et en Europe : la haine de l’immigré. Au sein de la droite américaine, les candidats Républicains, qui restent en piste, rivalisent en promesses d’expulsion des douze millions (supposés) immigrés illégaux, pour la plupart issus d’Amérique latine. Qu’ils résident aux États-Unis, depuis des années, y ont fondé des familles, travaillent et que leurs enfants y soient scolarisés ne heurte ni le bon sens, ni la sensibilité, de Donald Trump, de Ted Cruz ou Marco Rubio, ces deux là fils d’immigrés dans une nation d’immigrants.
Pour ne pas être de reste dans la surenchère, Trump s’oppose à ce que les Musulmans entrent aux États-Unis, bien qu’il s’en trouve plusieurs millions et que toute discrimination religieuse est contraire à la Constitution. L’immigration est-elle réellement la préoccupation centrale des Américains, une menace majeure sur le pays ? On observait naguère une relation mécanique entre la peur de l’immigration et le chômage en Occident : mais il n’y a pas de chômage aux États-Unis.
Immigration et croissance
À l’inverse, l’expulsion de douze millions de “clandestins”, en admettant qu’elle soit légalement et humainement réalisable, détruirait des pans entiers de l’économie : l’agriculture, la restauration, le bâtiment cesseraient immédiatement de fonctionner. L’argument de Donald Trump, selon qui l’expulsion des immigrés ferait remonter les salaires, est une vieille chanson populiste sans fondement : si la science économique est de quelque utilité, ce serait pour rappeler que plus nombreux sont les travailleurs, plus élevé est le taux de croissance. L’expulsion d’un clandestin qui travaille ferait immédiatement baisser la croissance et, par conséquent, les salaires. La furie anti-immigré n’est pas de caractère économique.
Le terrorisme ? Les attentats perpétrés aux États-Unis au nom de l’Islam l’ont souvent été par des citoyens convertis, jamais par des clandestins. Et beaucoup plus de crimes par armes à feu sont commis par des Américains blancs et bons chrétiens, dans des lieux publics et des écoles, sans rime ni raison. Pour cantonner ces fusillades, on devrait s’interroger sur l’absence de contrôle des psychotiques aux États-Unis et l’abus de drogues sur ordonnance.
Le vent xénophobe
Il faut se rendre à la raison : les motifs avancés pour chasser les immigrants ne sont que des alibis. Une partie de l’Amérique est soulevée par un vent de xénophobie comme elle en a connu par le passé, contre les Irlandais, les Italiens, les Juifs, les Chinois… Comme il n’est plus avouable d’être raciste, les populistes avancent des arguments pseudo rationnels, économiques, légalistes, sécuritaires. Pourquoi ce vent mauvais, maintenant ? J’avancerai pour hypothèse qu’une partie de la population blanche n’a toujours pas digéré d’avoir été soumise, depuis bientôt huit ans, à un Président noir. Il se trouve que l’immigré, dans le collimateur des candidats Républicains, est toujours de couleur ; ils proposent de clôturer la frontière avec le Mexique, pas avec le Canada.
En Europe, c’est l’Arabe qui tient ce rôle de bouc émissaire, harcelé par des arguments cousins de ceux que l’on entend aux États-Unis : l’immigré crée du chômage et porte la violence. Deux arguments aussi douteux qu’en Amérique. Chômage ? Les clandestins généralement travaillent, parce qu’ils n’ont pas d’autres ressources. Le chômeur indemnisé en Europe est rarement un immigré, mais un citoyen en règle qui bénéficie des nombreux avantages que l’État-social procure. Les principales causes de chômage en Europe ne proviennent pas de l’immigration, mais du vieillissement de la population, de la rigidité du marché du travail, de la générosité, relative, des aides sociales.
Si l’on considère la vague présente des réfugiés, Syriens pour l’essentiel, la plupart souhaitent travailler mais en sont empêchés par les législations nationales : s’ils avaient ce droit de travailler, leur intégration serait rapide et ils contribueraient à la croissance. Il est d’ailleurs révélateur que les pays d’Europe centrale, qui s’entourent de barbelés pour interdire l’accès aux réfugiés, sont ceux où ils n’ont aucune intention de s’installer, comme la Hongrie et la Pologne : comme aux États-Unis, l’argument économique est un alibi. Quant au risque d’insécurité, on rappellera que les attentats terroristes perpétrés en 2015, à Paris, le furent par des citoyens français et belges, apparemment intégrés, mais atteints de ce désordre mental que l’on appelle le djihadisme.
Les valeurs de l’Occident
Je ne nie pas les difficultés logistiques d’accueil des réfugiés et des immigrés, mais les arguments invoqués des deux côtés de l’Atlantique contredisent toutes les valeurs proclamées par l’Occident chrétien. Ce haro sur l’immigré permet aussi de dissimuler trente ans de politiques intérieures et extérieures erronées, à droite et à gauche, dont nous subissons le contre-coup : par exemple, à l’intérieur, en Europe surtout, la création d’un État-social facteur de chômage et, à l’extérieur, le soutien inconditionnel par tout l’Occident aux dictateurs arabes qui ont démoralisé leur pays, y compris aujourd’hui le chef de l’État égyptien et le Roi du Maroc.
Plutôt que de méditer nos erreurs, on préfère repérer des boucs émissaires, l’Arabe, le Mexicain, comme hier le Juif. Dans ce même évitement de la réalité, on se replie sur la tribu, un “entre-nous”, une exaltation de traditions réinventées par les nationalistes et les “indépendantistes”. À ceux qui définissent l’Occident comme le continent de la Raison, l’actualité rappelle que nous avons toujours balancé entre quête des Lumières et Chasse aux sorcières : un combat sans fin, sans doute enraciné au plus profond de la nature humaine. Pour les Libéraux, ce n’est guère le moment de s’endormir.
27 février 2016, Guy Sorman
Source : contrepoints.org