Des migrants s'apprêtent à débarquer du Frankfurter am Main, navire de la marine allemande déployé en Méditerranée dans le port sicilien de Pozzallo, le 16 mars. Photo Antonio Parinello. Reuters
L’accord conclu vendredi à Bruxelles avec Ankara permet à l’UE de renvoyer vers la Turquie à partir de ce dimanche les migrants débarqués en Grèce.
L'accord de la honte
Il y a bien les Premiers ministres luxembourgeois, Xavier Bettel, et belge, Charles Michel (tous deux libéraux), qui ont eu un peu de vague à l’âme. Mais ils ont été les seuls. Tous leurs partenaires, François Hollande au premier chef, n’ont absolument rien trouvé à redire à ce que l’Union européenne renonce, temporairement ou définitivement, l’histoire le dira, au droit d’asile : à partir de ce dimanche, tous les réfugiés et tous les migrants dits économiques débarquant sur les îles grecques seront renvoyés, sans distinction, vers la Turquie. Pour paraphraser Winston Churchill, un nouveau rideau de fer s’est abattu sur l’Europe. La seule chose qui a vraiment préoccupé les chefs d’Etat et de gouvernement de l’Union, lors de leur sommet de jeudi et de vendredi, a été l’ampleur des concessions faites à la Turquie pour qu’elle accepte son rôle de sous-traitant du contrôle des frontières extérieures de l’UE.
L’arrivée de plus d’un million de migrants et de réfugiés en Europe a remisé les grands principes au placard : sous la pression des opinions publiques et des populistes, l’urgence était de stopper net les flux, quel qu’en soit le prix.
Signal fort
Il y a encore deux semaines, une solution aussi radicale n’était officiellement envisagée par personne. En prévision du sommet du 7 mars à Bruxelles, le Polonais Donald Tusk, le président du Conseil européen des chefs d’Etat et de gouvernement, avait même bâti, en accord avec Ankara, un plan destiné à renvoyer les seuls migrants économiques, donc à l’exclusion des demandeurs d’asile, vers la Turquie en échange d’une aide financière importante (environ 6 milliards d’euros d’ici à la fin 2018), d’une levée de l’obligation de visa pour les Turcs et d’une reprise des négociations d’adhésion à l’Union. Mais la chancelière allemande, qui avait déclaré unilatéralement l’ouverture de ses frontières début septembre, agissait dans l’ombre pour durcir ce plan. Son souci était à la fois de stopper les flux, mais aussi d’empêcher que la Grèce ne se transforme en gigantesque camp de réfugiés après la fermeture de la «route des Balkans». Son idée - aujourd’hui, les autorités allemandes affirment qu’il s’agissait d’une proposition d’Ankara, mais on ne voit pas quel serait son intérêt dans l’affaire -, renvoyer tout le monde, réfugiés et migrants économiques, en Turquie afin de donner un signal fort à tous les candidats au départ.
Lors de sa visite à Paris, le 4 mars, Angela Merkel en a touché un mot à François Hollande, mais sans lui dire qu’elle envisageait de déposer une proposition formelle sur la table du Conseil européen. Le chef de l’Etat s’est contenté de la mettre en garde : reconduire en Turquie des demandeurs d’asile ne serait sans doute pas compatible avec le droit international et européen. Dimanche soir dernier, elle s’est rendue à Bruxelles pour dîner en tête-à-tête avec Mark Rutte, le Premier ministre néerlandais, dont le pays assure la présidence tournante de l’UE, et Ahmet Davutoglu, le Premier ministre turc. Ni Donald Tusk ni Jean-Claude Juncker, le président de la Commission européenne, n’ont été conviés. Après cinq heures de discussion, les trois dirigeants ont ficelé leur proposition d’un renvoi collectif de tous les migrants, sans distinction aucune, avec, à la clé, la promesse d’accueillir un réfugié se trouvant légalement en Turquie pour un demandeur d’asile renvoyé. A leur arrivée dans la capitale européenne lundi matin, les dirigeants de l’UE sont tombés des nues devant la proposition germano-néerlando-turque.
«Pays sûr»
On aurait pu s’attendre, lors du sommet, à de fortes résistances face à ce passage en force allemand, à la fois parce qu’il constitue une violation du droit d’asile, ouvre la voie à des expulsions collectives interdites par les lois internationales et donne un rôle clé à un pays en pleine dérive autoritaire et peu regardant sur la question des droits humains. Mais la Commission, toujours soucieuse de couvrir l’Allemagne, ayant assuré que le renvoi des réfugiés était tout à fait légal sous certaines conditions, la discussion s’est centrée sur la question chypriote, Nicosie se sentant abandonné face aux Turcs, et sur l’ouverture à venir de corridors humanitaires, les pays de l’Est refusant d’accueillir qui que ce soit à l’avenir. La conclusion de l’accord avec les Turcs a alors été renvoyée au sommet qui s’est achevé vendredi, seules les grandes lignes ayant été entérinées.
Mercredi, la Commission a livré l’habillage juridique qui, selon elle, rend légale la suspension du droit d’asile : si les migrants demandent ce dernier en Grèce (ce qu’ils font rarement pour l’instant), leur dossier sera bien examiné dans les «hotspots» grecs (centres d’accueil et d’enregistrement), mais déclaré irrecevable si l’étranger est passé par un «pays sûr», la Turquie ayant ce statut aux yeux de la Grèce, ou par un Etat pouvant lui offrir une protection équivalente à celle de la convention de Genève. Il pourra alors être renvoyé en Turquie. Certes, l’Union s’engage à prendre en échange un réfugié y séjournant, mais dans la limite de 72 000 places, un chiffre qui pourra être augmenté par les Etats membres de l’UE sur une base volontaire. Autant dire qu’il n’y a aucune chance que cela se produise.
Nouveau chapitre
C’est ce dispositif qui a été accepté par les Vingt-Huit et la Turquie qui, au passage, obtient presque tout ce qu’elle demandait : l’ouverture d’un nouveau chapitre de négociations, à l’exclusion des points bloqués par Chypre, la levée prochaine des visas, une aide financière massive. L’accord était inévitable, le risque étant qu’une prolongation des discussions crée un nouvel appel d’air, les réfugiés se précipitant avant la fermeture des frontières. Les dégâts de cette négociation sont considérables : l’Union, comme le souhaitaient les Etats d’Europe de l’Est, devient une forteresse fermée aux migrants économiques et aux réfugiés priés de rester près du pays qu’ils fuient. Le couple franco-allemand a sombré, Berlin étant désormais la seule puissance qui compte en Europe, un leadership inacceptable à court terme pour beaucoup de pays. Au passage, les institutions communautaires (Commission, Conseil) ont été court-circuitées, au point que l’on se demande à quoi elles servent encore. La Turquie, au prix de son nouveau rôle de garde-frontière, obtient un blanc-seing des Européens. Et l’Union a abandonné, au premier grain, l’un de ses principes fondateurs.
19 mars 2016, Jean Quatremer
Source : Libération