mercredi 3 juillet 2024 12:21

picto infoCette revue de presse ne prétend pas à l'exhaustivité et ne reflète que des commentaires ou analyses parus dans la presse marocaine, internationale et autres publications, qui n'engagent en rien le CCME.

Pertinence de l’utilisation du terme « illégal » dans le domaine migratoire

En ligne depuis le Toutes les semaines, le Corps des gardes-frontière (CGF) communique à la presse son activité hebdomadaire. Le 8 juin 2016, les médias romands reprennent telle quelle la dépêche de l’ats du même jour et intitulent, à l’unisson: « Forte hausse des séjours illégaux au Tessin » (24 Heures, Le Matin, La Tribune de Genève) . A la lecture de ces titres, nous nous posons les questions suivantes: Qu’englobe la catégorie « séjour illégal »? Son utilisation par le CGF est-elle pertinente? Est-il adéquat que les médias la reprennent telle quelle? Quel est l’impact de l’utilisation de ce terme sur l’opinion publique, voire sur les décisions politiques? Décryptage.

Autour de la catégorie « séjour illégal »

Le 23 février 2016, l’Administration fédérale des douanes (AFD) a publié un communiqué faisant état de l’activité 2015 de la Douane civile et du Corps des gardes-frontière

Contacté par Vivre Ensemble, le CGF explique que la catégorie « séjour illégal » est reprise de la Loi sur les étrangers (art. 115 LETr). Celle-ci définit les cas d’ « entrée, sortie et séjour illégaux ». Il s’agit de personnes qui: contreviennent aux dispositions sur l’entrée en Suisse (https://www.admin.ch/opc/fr/classified-compilation/20020232/index.html%23a5" target="_blank">5); séjournent illégalement en Suisse […]; exercent une activité lucrative sans autorisation; entrent en Suisse ou quittent la Suisse sans passer par un poste frontière autorisé (https://www.admin.ch/opc/fr/classified-compilation/20020232/index.html%23a7" target="_blank">7).

Ainsi, au-delà de l’utilisation courante du mot « séjour » (« Le fait de demeurer un certain temps en un lieu« , Le Petit Robert), la catégorie administrative inclut non seulement le séjour en tant que tel, mais aussi l’entrée sans documents valables sur le territoire.

De surcroît, le terme « séjour illégal » est également utilisé pour désigner les personnes qui, interceptées aux frontières, expriment leur volonté de déposer une demande d’asile (catégorie « dont séjour illégal, avec demande d’asile ») et qui sont redirigées par les douaniers vers les Centres d’enregistrement et procédure (CEP) [5]. La Loi sur l’asile (LAsi) emploie également le qualificatif « illégal » en lien avec les passages aux frontières de personnes visant à demander l’asile: « Personnes qui demandent l’asile à la frontière, ou [qui sont] interceptées près de la frontière en cas d’entrée illégale » (art.21, LAsi).

De la pertinence de l’utilisation de l’adjectif « illégal »

L’utilisation de l’adjectif « illégal » (ou de l’adjectif substantivé « les illégaux »), largement employé par la presse, a donc aussi une existence légale. Par le passé, il était également utilisé par les organisations internationales, qui maintenant le bannissent [6]. Le Haut commissariat pour les réfugiés (HCR) rappelle d’ailleurs qu’ « il n’y a rien d’illégal à demander l’asile » [7].

En effet, les personnes persécutées dans leur pays ont le droit de déposer une demande d’asile dans un pays partie de la Convention relative au statut de réfugiés de 1951. Celle-ci stipule que « les Etats Contractants n’appliqueront pas de sanctions pénales, du fait de leur entrée ou de leur séjour irréguliers, aux réfugiés« . Pour que ce droit puisse être exercé en Europe actuellement, les réfugiés sont obligés de traverser les frontières de manière irrégulière, car aucune voie légale ne leur est offerte et parce qu’elles sont « souvent contraintes d’entrer dans le pays de destination sans autorisation d’entrée préalable, étant donné les circonstances de ‘sortie’ des réfugiés […] qui ne permettent habituellement pas de se procurer les documents nécessaires à une entrée régulière dans l’Etat de destination »[8]. La nouvelle disposition légale empêchant le dépôt de demandes d’asile aux ambassades confirme de manière emblématique ce mécanisme [9].

Le terme illégal est donc incorrect vis-à-vis du droit international.

Au niveau linguistique, le mot illégal renvoie à une action qui serait contraire à la loi. Il induit les lecteurs à croire que les migrants sont « malhonnêtes, indignes et criminels et qu’ils seraient une menace pour l’ordre public »[10]. De ce fait, son utilisation justifie et normalise « l’utilisation de mesures punitives […] »[11]. Avec deux conséquences majeures: premièrement, elle « conduit la société à accepter que les personnes soient poursuivies et punies [12]; deuxièmement, elle renforce l’imaginaire d’une « invasion » de l’Europe (et dans ce cas de la Suisse) et d’une menace incontrôlable, visant à justifier le renforcement du contrôle des frontières [13]. L’article publié par le 24 Heures le 12 juillet 2016 montre de manière emblématique ce mécanisme causal: « Selon la radio locale Radio Rottu Oberwallis (rro), les douaniers ont carrément fait appel à des hélicoptères Super Puma des Forces aériennes suisses pour traquer les illégaux dans la nature » [14] (Lucie Monnat, « Des Super puma pour traquer les migrants« , 24 Heures, 12.07.2016).

Les statistiques des entrées irrégulières

Les chiffres publiés dans le cadre des interpellations du CGF viennent renforcer les bases de notre raisonnement. En effet, si on reprend les statistiques publiées par l’AFD, on peut noter qu’en 2015, sur les 31’038 cas de « séjour illégal », la majorité consiste en personnes qui ont exprimé la volonté de déposer une demande d’asile (18’036, soit 58%). Pour ces personnes s’applique l’art. 5 de la LAsi, ainsi que l’art. 33 de la Convention relative aux réfugiés, qui interdit le refoulement: « Nul ne peut être contraint, de quelque manière que ce soit, à se rendre dans un pays où sa vie, son intégrité corporelle ou sa liberté seraient menacées ».

Les 13’002 cas restants (42%) sont expulsés de Suisse ou remis aux pays voisins en vertu de la LETr et d’accords de réadmission, mais non en raison du Règlement Dublin. A noter qu’il s’agit de cas et non pas de personnes, ce qui signifie qu’une personne qui ferait plusieurs tentatives d’entrées sur le territoire suisse serait comptabilisée plusieurs fois. Une pratique qui est courante, mais dont les gardes-frontière ne gardent pas de statistiques, comme témoigne ce jeune à swissinfo.ch: « Un Erythréen de 24 ans raconte […] que c’est la troisième fois qu’il entre en Suisse et qu’à chaque fois, il a été renvoyé » (Gerhard Lob, « Des réfugiés dans la file d’attente à la frontière sud de la Suisse« , swissinfo.ch, 19.07.2016). Ainsi, les entrées multiples amènent une surestimation du nombre de personnes effectivement rentrées et/ou renvoyées [15].

A partir de là, Vivre Ensemble invite les médias à interroger le bien-fondé de l’utilisation du terme « illégal », employé de façon mécanique à partir des communiqués des autorités. Elle invite également les médias à remplacer de manière systématique le mot illégal par celui d’irrégulier.

26 juillet 2016, Cristina Del Biaggio

Source : asile.ch

Google+ Google+