Avec leurs portables en poche, leurs survêtements et leurs chaussures de sport dernier cri, Nadia, Mitia et Dacha sont des adolescents moscovites plutôt privilégiés, assez représentatifs de cette "génération Poutine" qui surfe sur les réseaux sociaux, voyage, consomme et se projette dans le monde global.
Le soir après le collège, malgré le froid mordant, ils se retrouvent avec d'autres dans une petite cour enneigée du quartier de l'Arbat, au centre de Moscou. Les canettes de bière circulent, la palabre va bon train. En ce jeudi 9 décembre, les jeunes évoquent la mort d'Egor Sviridov, 28 ans, un supporteur du Spartak (club de football de Moscou), tué trois jours plus tôt par un Russe originaire du Caucase au cours d'une bagarre de rue.
L'assassin présumé, Aslan Tcherkessov, originaire de Kabardino-Balkarie, une république musulmane du Caucase russe, a été placé en détention provisoire. En revanche, ses quatre complices présumés, Caucasiens eux aussi, ont été relâchés par les enquêteurs du quartier moscovite de Sokol, où l'altercation a eu lieu.
L'affaire a enflammé les esprits des supporteurs de foot. Pour les membres de la "Fratrie", le fan-club du Spartak, c'est sûr, les policiers les ont libérés en échange d'un pot-de-vin. Au soir du 8 décembre, un millier de jeunes en colère déboulent sur l'avenue Leningradski. Munis de barres métalliques et de battes de base-ball, ils cassent quelques vitrines puis vont chanter La Russie aux Russes, saluts hitlériens à l'appui, sous les fenêtres du commissariat de Sokol.
Dans la cour, Dacha, 16 ans, sa capuche de survêtement rabattue sur sa tête, approuve cette action. Ce joli brin de fille, frimousse rose, yeux bleus et nattes blondes, est persuadé que le problème numéro un de la Russie, c'est les "Tchourki" (terme méprisant désignant les Caucasiens et les ressortissants d'Asie centrale). "Il faut nettoyer notre pays, éradiquer cette force noire", assure-t-elle. Ses compagnons approuvent. Ils ne sont guère loquaces : "La politique, c'est pas notre truc." Et puis, il est l'heure de rentrer. Avant de partir, les ados dessinent une grande croix gammée sur la neige dans la cour.
Deux jours plus tard, la symbolique fasciste et les adolescents vont resurgir à deux pas du Kremlin. Samedi 11 décembre, six mille jeunes, âgés de 14 à 30 ans, se réunissent sur la place du Manège. Ils ont été contactés, via le réseau social VKontakte, le Facebook russe.
Pendant des heures, ultranationalistes du Mouvement contre l'immigration illégale (DPNI) et de la Force slave, militants des jeunesses poutiniennes, étudiants des instituts techniques, clubs de motards, collégiens vont faire le salut nazi, scander "La Russie aux Russes !", appeler à "niquer le Caucase", "casser du juif" et à lyncher les jeunes "au faciès non slave". Le 15 décembre, ils remettent ça ailleurs dans Moscou, le 18 aussi. Le scénario est toujours le même : salut hitlérien, slogans racistes, tabassages. Les acteurs sont toujours de jeunes ados.
Ilya Kourbanov, 19 ans, était sur la place du Manège avec un porte-voix le 11 décembre. Le lendemain, lui et quatre collégiens de 14 et 15 ans étaient vus à la station de métro Kolomenskoe, vociférant et faisant le salut nazi. Quelques minutes plus tard, ils lynchaient et tuaient à coups de couteau Alicher Chamchiev, un balayeur ouzbek de 37 ans.
Les Caucasiens ne sont pas restés inactifs. A Moscou, ils ont agressé des policiers à la station de métro Iougo Zapadnaïa, puis ils ont grièvement blessé un jeune Russe non loin du parc Gorki. A Rostov-sur-le-Don (au sud de la Russie), ils ont tué un étudiant de 22 ans, Maxime Sytchev. Peu à peu, lynchages et slogans de la haine ont fait tâche d'huile, gagnant la banlieue de Moscou (Zelenograd, Solnetchnogorsk), puis la province : Rostov, Vladimir, Saint-Pétersbourg, Samara. Une forme de guerre civile, Slaves contre Caucasiens, a éclaté.
Et comment expliquer cet engouement de la jeunesse russe pour le svastika et le salut hitlérien ? L'ancien réformateur Anatoli Tchoubais avait donc raison quand il citait "le fascisme" comme le problème majeur de la Russie à l'avenir. "Le fascisme est un danger monstrueux pour notre pays. En comparaison, les discussions à propos de celui qui sera au pouvoir, Vladimir Poutine ou Dmitri Medvedev, sont bien vaines", a-t-il mis en garde récemment.
Pour la plupart des commentateurs, rien de tel. "Selon un sondage fait par la radio RSN, 87 % des auditeurs soutiennent les manifestants du Manège. Or cette radio est écoutée par les couches actives de notre société. Dire qu'ils sont contaminés par le fascisme, c'est le comble du crétinisme", écrivait récemment Dmitri Sokolov Mitric sur le site du journal Vzgdliad.
Les apparences sont trompeuses. Ainsi, ce que l'on prenait pour le salut nazi n'est rien qu'une simple congratulation entre sportifs. Alexandre Chpryguine, le président de l'Union des fans de foot, fait remarquer que "la main n'est pas tout à fait orientée de la même façon".
Heureusement, les mouvements de jeunesse pro-Poutine chargés de l'"éducation patriotique" veillent au grain. Les Nachis, qui ont reçu une dotation de 11,5 millions d'euros du Kremlin ces trois dernières années, se veulent "antifascistes". A tel point que le groupe Stal (acier), une subdivision des Nachis, vient de faire siennes les thèses de Joseph Goebbels, le ministre de la propagande du régime hitlérien. Les militants de Stal sont priés de les connaître sur le bout des doigts.
24/12/2010
Source : Le Monde