Ne parlez pas d’intégration à Sam Touzani. L’acteur et dramaturge a séduit le public par ses spectacles comme "One human show" où il racontait son histoire de jeune belge d’origine marocaine désireux de se lancer dans le théâtre mais bridé par son père employé à la Stib et "Gembloux", où il mettait en scène avec Ben Hamidou une partie oubliée de notre histoire belge : le combat des Marocains aux côtés des Alliés à la bataille de Gembloux. Bientôt, il créera son nouveau spectacle, "A portée de crachat". " Le mot intégration a mal tourné", nous dit-il. "Je suis bien sûr pour l’intégration de tout, de tous, partout, tout le temps, dans le domaine politique, scolaire et culturel. Mais ce mot n’est utilisé aujourd’hui qu’à l’égard des gens issus de l’immigration et singulièrement marocaine. On ne l’utilise pas par rapport aux nombreux Français installés chez nous, ou pour les gens venus de l’Est. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas une intégration à faire, mais le débat est faussé quand un Belge d’origine marocaine, restera éternellement un Marocain immigré."
Fabienne Verstraeten est directrice des Halles de Schaerbeek. Elle mène un important travail vers les populations voisines (turques, marocaines, pays de l’Est) et elle poursuit une politique artistique ouverte aux cultures arabes qu’elle présente au public bruxellois (festival Masarat sur la Palestine, festival Beyrouth, Mondes arabes, festival Maroc en 2012). "On ne peut plus penser au terme intégration indépendamment de ce qui se passe aujourd’hui dans le monde arabe et qui vient casser le fantasme né des attentats du 11 septembre qui assimilait tout arabe à un islamiste dangereux." Elle souligne que l’intégration est un processus lent. "On en est maintenant à la troisième génération installée en Belgique. " Sam Touzani parle de 50 ans déjà d’immigration, un tiers de l’histoire de la Belgique ! "Les jeunes issus de cela sont Belges", rappelle Fabienne Verstraeten, "et ils ont un rapport très décomplexé par rapport à leur histoire. Celle-ci devient largement belge". Et les choses bougent. Il aurait été inimaginable il y a quelques années encore d’avoir un ministre de la Culture française, Fadila Laanan, dont les parents sont des immigrés marocains. Quand on l’explique à des Français, ils écarquillent les yeux, ce serait impossible chez nos voisins.
Sam Touzani s’est beaucoup investi dans la création de l’Espace Magh, un lieu à Bruxelles qui permet de découvrir les cultures de la Méditerranée. Il souffre de ce regard qui reste discriminatoire et revendique le droit d’être interviewé sur la culture et sur sa pratique d’artiste et pas comme l’immigré de service. "Je ne veux pas", nous dit-il d’emblée, "être relégué dans la case immigration, éternel immigré à l’insu de mon plein gré. Dès qu’on voit un bronzé au théâtre, on y voit un côté exotique qui fait un peu peur. Il faut prendre le problème de l’intégration à la racine, pas à la race. Je revendique le droit, non pas à la différence, mais à l’indifférence. Foutez-nous la paix, évitez les préjugés."
Fabienne Verstraeten explique qu’il ne s’agit pas que les immigrés jouent nécessairement Molière pour être intégrés. C’est au Maroc, aujourd’hui, dit-elle, que des troupes théâtrales jouent Molière. Les artistes issus de l’immigration jouent souvent leur histoire en Belgique. Comme dans le film "Les Barons" qui ne parle pas de l’immigration mais de la vie d’aujourd’hui à Bruxelles, avec des Belges d’origines variées. Ben Hamidou raconte son enfance dans "Sainte Fatima de Molem" comme Sam Touzani l’a fait. A deux, ils ont montré dans "Gembloux" que l’histoire de l’immigration marocaine pendant la guerre est aussi notre histoire à tous les Belges. Jamila Drissi a raconté la vie de sa mère au pied d’un terril du Hainaut. "Ils inventent une écriture scénique, un genre artistique fait d’autofiction qui est intéressant et novateur", soutient Fabienne Verstraeten. "Il y a avec ces artistes un véritable apport à la production artistique et une création de textes qui devraient se retrouver dans nos écoles."
Jan Goossens, directeur depuis 10 ans, du KVS, le théâtre flamand de Bruxelles, a joué un rôle clé dans cette vision nouvelle : " Dès le début", dit-il, " mon analyse fut que les structures institutionnelles et culturelles de la ville ne reflétaient plus ses réalités. Une grande partie de la population bruxelloise était exclue des représentations politiques et culturelles. Nous avons pris ça comme point de départ pour notre projet artistique, tout en gardant le nom de théâtre flamand. Le KVS n’est plus une simple vitrine de la culture flamande mais veut devenir une plate-forme urbaine qui tisse des liens avec des artistes de plusieurs communautés ". Les initiatives furent spectaculaires : tout au KVS est en trois langues (français, néerlandais et anglais : surtitrages, programmes, sites Internet, etc.), le théâtre a multiplié les échanges avec les francophones via le Théâtre National, il s’est ouvert au slam, au hip-hop, aux musiques du monde (terrain fécond de l’intégration), il a invité des artistes d’autres communautés à créer des spectacles chez lui comme Sam Touzani et Ben Hamidou. Il a produit des spectacles franco-flamands comme "Stoemp" et a une politique proactive vers les communautés africaines de Bruxelles et, en particulier, les Congolais, poursuivant ce travail à Kinshasa même. Et il collabore avec les Palestiniens en Belgique et à Ramallah. "C’est une manière aussi de dire que la culture flamande peut être une culture ouverte qui intègre les artistes venus d’ailleurs. C’est une attitude "zinneke" pratiquée ici tous les jours. " Un exemple ? Le KVS vient de coproduire, avec le théâtre francophone des Tanneurs, "La rue du croissant", dont le texte est de l’auteur francophone d’origine iranienne Philippe Blasband et qui est joué par Mohamed Ouachen (qui fit "Djurassique Bled") et mis en scène par David Strosberg qui, après avoir travaillé au KVS, dirige les Tanneurs. Difficile de faire plus mélangé.
"Notre démarche", poursuit Jan Goossens, "est d’abord artistique et veut refléter la pluralité bruxelloise où 40 à 50 % des gens ont leurs racines ailleurs qu’en Belgique". Mais qu’en est-il du public ? Se mélange-t-il ? Celui de la Monnaie n’est pas celui du Parc, ni du KVS. Et la présence de Bruxellois d’origine marocaine se voit plus dans les soirées slam ou hip-hop que dans les théâtres. "Cela avance ", nuance Sam Touzani. " Mais pour continuer, il faut passer par l’école. Si on n’investit pas dans les questions scolaires et sociales, on créera un vide dans lequel s’engouffrera l’intégrisme. Il est très dangereux de constater que 50 % des jeunes issus de l’immigration n’obtiennent pas le diplôme secondaire. Or l’ascenseur social passe par un métier. L’intégration passe par l’école, le langage, les mots. La culture peut fortement aider. Elle peut travailler là où ça fait mal. Mais il faut pouvoir apprendre aux jeunes les codes culturels. J’ai eu la chance à 12 ans d’avoir un professeur qui m’a appris à lire Norge (pas Tahar Ben Jelloun !) et, tout jeune, j’ai eu un prix pour suivre pendant 15 jours le festival d’Avignon. Ce sont des possibilités comme ça qu’il faut stimuler."
Jan Goossens constate que la mixité des publics est un long combat. 25 à 30 % du public du KVS n’est pas néerlandophone. Un score qui varie selon les spectacles. "Gembloux" fut applaudi par des publics très mélangés. "Le plus important est d’avoir des lieux où on peut faire la connaissance de ce que les autres communautés considèrent comme leur héritage culturel." Et Bruxelles offre des possibilités particulièrement grandes, voire uniques en Europe, d’avoir ces champs d’exploration et d’hybridation artistique. "La culture, permet mieux que l’école ou l’urbanisme, créer des espaces libres où se rencontrer." "La culture est plus dans le rapport à l’autre que l’école", appuie Fabienne Verstraeten.
La directrice des Halles invite ses "voisins" dans des journées spéciales. "Quand on invite spécialement un groupe, ils viennent." Mais le processus est lent, comme il l’est à l’égard des classes sociales les plus pauvres. "Lors du festival Masarat sur la Palestine, on a pu réparer une certaine stigmatisation. J’ai vu des femmes de Molenbeek venir aux Halles écouter des poètes. Nous organisons un cycle autour de la littérature arabe contemporaine, car nous avons remarqué que, si dans les pays arabes, les écrivains occidentaux sont très connus, l’inverse n’est pas vrai et les Occidentaux ne connaissent pas la riche littérature arabe. On reste dans une situation post-coloniale à l’égard du monde arabe."
Mixité des artistes, mixité des publics. Mixité aussi des équipes. Aux Halles comme au Wiels, on veille à employer des personnes d’origine étrangère. Et au Théâtre National, le restaurant est marocain.
10/2/2011, Guy Duplat
Source : Lalibre.be