La communauté italienne est sans doute l'une des plus petites communautés d'origine européenne installées au Maroc aujourd'hui. Souvent on donne l'impression de connaître cette communauté mais il n'en est rien. On ne semble pas plus avancé avec le salon du livre de Casablanca dans sa 17ème édition 2011 qui vient de fermer ses portes, salon où l'Italie était invitée d'honneur. L'Italien attire les étudiants marocains qui sont aujourd'hui 5000 dans tout le territoire marocain soit le nombre d'étudiants d'espagnol du seul institut Cervantès de Casablanca. Mais n'oublions pas que sur le territoire de l'Italie, qui fête cette année le 150ème anniversaire de sa réunification, il y a 430 mille Marocains dont beaucoup doivent user de l'italien comme première langue étrangère.
Depuis la première ambassade italienne au Maroc en 1875 auprès du sultan Moulay Hassan 1er, racontée par l'écrivain italien Edmondo de Amicis dans son livre fondateur de la littérature de voyage, « Maroc », les Italiens étaient toujours présents sur le sol marocain. Mais les Italiens étaient présents bien avant à travers les marchands génois. N'oublions pas que le Sultan Sidi Mohammed Ben Abdallah avait fait appel à des maçons génois pour construire des scalas.
Pour les temps contemporains et aux meilleurs moments de leur présence massive au Maroc, les Italiens étaient cinquante mille personnes rien qu'à Casablanca en 1930, ce qui constituait une population très importante pour l'époque, démographiquement parlant. Les premières vraies vagues d'immigrations italiennes vers le Maroc avaient commencé au début du vingtième siècle sous la poussée de la pauvreté et la famine au sud de l'Europe suite à la guerre et aux catastrophes naturelles dont la sécheresse. Pour le sud de l'Italie, c'est en partie à la suite de la destruction des champs de vigne par l'invasion du phylloxéra.
Les Siciliens, ouvriers, travailleurs agricoles, arrivent d'abord en Tunisie avant de commencer à immigrer ailleurs vers l'Amérique et au Maroc quand le travail en Tunisie vint à manquer. Ce mouvement migratoire semble aujourd'hui oublié et n'est presque jamais évoqué face à l'immigration dramatique de l'Afrique vers l'Europe et l'Italie en particulier phénomène qui avait connu une courbe ascendante depuis le début des années 90 du siècle passé. La mémoire humaine est souvent très courte.
Aujourd'hui cette communauté italienne n'est représentée au Maroc que par un millier d'individus dont 50% d'origine marocaine. Où sont passés les autres ? Les uns seraient retournés en Italie après la deuxième guerre mondiale, retour au bled, beaucoup aussi ont choisi de se faire naturaliser français et de partir en France pour échapper à la discrimination et la vive intolérance française, souvent jugée arbitraire, exacerbée contre les Italiens à cause de la guerre et la période fasciste.
Et puis il y a ceux, une minorité, qui avaient décidé de rester au Maroc et même de garder leur nationalité italienne contre vents et marées. Ils disent se sentir toujours italiens sans vraiment parler italien (on préserve surtout les langues locales le sicilien et le calabrais parlés en famille), sans avoir aucune attache avec Rome qui ne sait même pas qu'ils existent (comme le dit Giuseppe Giglio) et bien que leurs propres enfants aient choisi de devenir français et de partir vivre en France pour quitter une identité minoritaire victime d'ostracisme.
Toutes ces données et d'autres encore se trouvent dans le livre « Eclats de mémoire, les Italiens au Maroc », écrit par la libano-italienne née au Maroc, Roberta Yasmine Catalano et réalisé par une maison d'édition Senso Unico dirigée par l’Italienne Eleana Marchesani, installée, elle-même depuis une vingtaine d'années à Mohammedia.
Edité en même temps au Maroc et en Italie respectivement en français et en italien, ce livre donne la parole à cette minorité de ressortissants italiens pour la première fois. Jusque-là cette minorité qui avait bénéficié de l'hospitalité marocaine et dont beaucoup ont connu la prospérité, n'avait pas voix au chapitre.
Dans le livre, les propos recueillis ne constituent qu'une partie de l'ensemble. Cette partie semble cependant être la plus capitale. Dans d'autres chapitres on a droit à d'autres développements comme l'histoire de la fabrique d'armes de Fès, usine qui n'a jamais réellement fonctionné et qui fut juste un emblème de velléités coloniales italiennes face au rival français, la description ahurissante des camps de concentration réservés par les autorités du Protectorat français aux Italiens pendant la deuxième guerre mondiale.
Tous les civils italiens vivant au Maroc avaient été envoyés dans des camps. Des chapitres sont consacrés aux carnets de voyages pleins d'exotisme et de stéréotypes laissés par des intellectuels, journalistes, voyageurs et écrivains italiens ayant visité le Maroc au XIXè et la première moitié du XXè siècle.
Les témoignages des « survivants » de la communauté italienne constituent donc, à ne pas douter, la partie la plus intéressante de l'ouvrage. La plus vivante. A chaque témoignage il y a le même retour en arrière mais chaque fois avec une touche différente selon les itinéraires. Ce faisant on a droit à la description des vicissitudes d'une communauté laborieuse qui avait vécu dans un isolement particulier, du moins pour les pauvres ouvriers, artisans, ayant connu des difficultés, enduré un genre de délit de faciès avant la lettre de la part des Français, subi des drames indélébiles surtout les camps de concentration créés par le protectorat contre une communauté de civiles d'italiens (tout homme âgé de plus de dix-huit ans) juste parce la France était en guerre contre l'Italie, des camps de travaux forcés dans la région de Casablanca et ailleurs à Machraa Benabbou, Boujniba, Tindouf, Sidi Boudnib au sud, Erfoud, Sidi al-Ayachi près d'Azemmour, Khenifra etc. Ces douloureux moments de la guerre reviennent souvent dans des témoignages soit des victimes ou de membres de leur famille (conjoints, enfants).
La qualité de ce livre c'est peut-être d'offrir des témoignages de première main révélés pour la première fois. Et pour cause puisque les témoins jusque-là n'avaient jamais eu personne pour les écouter. Les rescapés âgés de plus de 80 ans, habitant Casablanca ou Mohammedia, faisaient souvent partie de la mosaïque européenne (Espagnols, Portugais, Italiens, Français) qui peuplait le quartier mythique du Maarif à Casablanca, un quartier de petites maisons que des prolétaires italiens avaient construit eux-mêmes avec soin dans une architecture spécifique de manière à pouvoir se souvenir de leur Sicile. Ils expriment souvent avec intensité l'amertume d'une communauté oubliée par leur propre pays à tel point que cela peut aller dans des témoignages jusqu'à nourrir une certaine nostalgie du fascisme mussolinien sur fond de nationalisme.
Mais à côté des ouvriers, artisans italiens du menu peuple, il y avait eu aussi dans cette même communauté les hommes d'affaires, l'industrie automobile Fiat, les entrepreneurs, promoteurs immobiliers, agriculteurs, commerçants, propriétaires de restaurants, de salles de cinéma. Il y a eu surtout des architectes qui ont vraiment marqué la scène architecturale au Maroc comme Rafael Moretti ou encore Domenico Basciani qui avait construit notamment des monuments architecturaux inoubliables comme les cinémas Lynx en 1951, Rif en 1958, l'Atlas en 1960, le Luxe en 1968 et le Colisée en 1969 etc.
Cette communauté dans sa majorité avait connu des débuts difficiles à côté des Portugais et des Espagnols. Avant de prospérer ils avaient habité les tout premiers bidonvilles pour citer le cas de Casablanca. Giulio Alcamo 88 ans, vivant à Mohammedia au moment où le témoignage est recueilli, se souvient :
« De Rabat mes parents sont venus à Casablanca où mon père a été embauché dans une usine boulevard de la Gare (Bd Mohammed V). Là-bas il y avait des baraques où habitaient des Espagnols, des Portugais. Nous étions les seuls italiens. Nous vivions dans l'une des baraques avec six frères et deux sœurs »
Cette communauté allait vivre par la suite dans la médina de Casablanca au fameux Derb Taliane, ensuite dans le quartier du boulevard Bordeaux et Place Verdun et plus tard dans le quartier Maarif ou les Roches Noires.
Autre témoignage de Michel Friscia, coiffeur italien dont les grands parents quittent la Sicile en 1903 pour s'installer en Tunisie avant de venir au Maroc. Le transport en commun par calèche était une profession détenue en particulier par les Italiens. Pendant la guerre alors que son père avait été envoyé en camp de concentration, sa mère avait du mal à nourrir les chevaux par manque de fourrages. Dans son témoignage, il raconte ce « douloureux souvenir » comment sa mère le chargeait de se débarrasser des chevaux affamés emmenés du quartier Bourgogne à Casablanca vers la région d'El Hank au-delà du cimetière chrétien pour les abandonner dans un terrain vague.
26/2/2011, Saïd AFOULOUS
Source : L’Opinion