Dans l’exercice, vieux comme la politique, des mots qui masquent les maux, le pouvoir actuel est passé maître en la matière. À chaque difficulté importante, il en rend responsable une catégorie de population. Un jour, ce sont les jeunes gens de banlieue ; un autre, les Roms ou même les juges. Mais dès qu’il est question d’insécurité, de chômage et, plus largement, du mal-être de la société française, derrière le discours anti-islam, c’est l’immigré, notamment le musulman, qui est visé, fût-il français.
Le discours du président de la République, le 30 juillet 2010 à Grenoble, marque une étape dans cette stigmatisation des étrangers et des Français issus de l’immigration. Il établit le lien, faux et honteux, entre immigration et délinquance, et il institue deux catégories de Français, les confirmés ou « Français de souche » et les conditionnels ou « Français d’origine étrangère ». Il n’est donc pas étonnant que Marine Le Pen, alors vice-présidente du Front national, lui emboîte le pas, le 10 décembre 2010, en qualifiant des musulmans priant dans la rue, faute d’espace approprié, d’« occupants ».
Mais l’escalade ne s’arrête pas là. Après les derniers vœux présentés aux Français, le président de la République, qui montre sa constance, déclare, selon le Figaro du 17 février 2011, aux députés UMP reçus à l’Élysée, mercredi 16 février : « On a payé très cher la cécité sur l’immigration dans les années 1980. C’était un débat tabou. Avec la laïcité et l’islam, il se passe la même chose. » Le raccourci est encore une fois vite fait : l’islam en France menace la laïcité. Après l’échec des thématiques de l’insécurité, de l’identité nationale, toutes deux liées à l’immigration, l’islam demeure le sujet de diversion par excellence. Mieux encore, l’ennemi commode et tout désigné, c’est le musulman. L’islamophobie – on devrait dire la musulmanophobie – n’est rien d’autre que la nouvelle figure du racisme, ordinaire et d’État.
Ordinaire, car l’extrême droite et des franges de la droite n’ont pas hésité à s’en emparer, aidées par le silence et parfois le soutien d’une certaine partie de l’intelligentsia de gauche qui brandit l’étendard de la laïcité pour masquer sa haine de l’islam, qui serait responsable des attaques contre une république imaginaire et mythifiée. À travers le danger que lui ferait courir l’islam, rarement la défense de la République n’a été autant utilisée. Il n’est aucun doute que la République doit être protégée contre les attaques, mais encore faut-il ne pas se tromper d’ennemi. Lorsque ce sont des populations, dont la condition sociale, déjà mal en point, ne cesse de se dégrader, qui sont visées, il est évident que cette intelligentsia, prompte à se mobiliser pour défendre la veuve et l’orphelin, se trompe de combat.
Et d’État, car chaque fois que ce gouvernement est en difficulté, il brandit le chiffon rouge de l’islam, comme est brandi celui de l’intégrisme islamique dans les pays arabo-musulmans. Ce qui se passe dans ces pays, compte tenu des aspirations de leurs peuples à la démocratie et à l’égalité, rend inutile d’insister sur l’aveuglement de certaines élites politiques françaises quant au soutien qu’elles ont prodigué durant des décennies aux régimes politiques de Tunisie et d’Égypte. Ce sont les mêmes représentations et schémas mentaux, à l’œuvre en France, depuis des années, qui expliquent ce racisme qui bat en brèche le principe d’égalité en différenciant les Français. À cet effet, l’examen en commission des Lois de l’Assemblée nationale du projet de loi Besson, le énième depuis 2002, rétablit plusieurs dispositions scandaleuses que le Sénat avait retirées, notamment concernant la déchéance de nationalité.
Faire ainsi appel aux instincts de peur et dresser les Français les uns contre les autres, cela ouvre la voie aux amalgames abjects. Quand c’est la plus haute personnalité de l’État qui en donne le ton, cela peut donner lieu aux dérives les plus dangereuses. Cette stratégie banalise le racisme antimusulman et « lepénise » la laïcité. Ces logiques, qui portent atteinte au vivre-ensemble et favorisent le communautarisme, ont déjà produit une conséquence grave et sans doute durable : ces populations, qui constituent une grande partie des couches populaires des banlieues et territoires péri- urbains, sont confortées dans leur sentiment de rejet de la communauté nationale. Les raisons de cette situation sont multiples, mais il y en a une constante : le discours de stigmatisation de ces populations.
Plus grave, la démission civique de ces populations, à travers l’abstention, va grandissant. La campagne électorale des présidentielles de 2007, en les accusant des pires maux, a affirmé le processus d’exclusion politique. La campagne humiliante sur l’identité nationale et les dernières élections régionales l’ont confirmé. La fracture civique semble donc profonde. Il est certain que la surenchère électorale déjà perceptible va la rendre durable.
2/3/2011, Mouloud AOUNIT
Source : L’Humanité