Ce petit port tunisien est un haut lieu de la migration clandestine vers l’Europe. Tarif: 1000 euros pour une traversée dans des conditions souvent précaires.
Le sardinier en bois de 17 mètres, commandé par Raouf, jeune chef mécano de 22 ans, chasse sur son ancre à 300 mètres du rivage du petit port de pêche d’Ogla, à deux kilomètres à l’ouest de Zarzis, ville de 140 000 habitants située à 45 km de Djerba. Mais il n’y aura pas de départ cette nuit pour Lampedusa : «On n’a pas notre compte. Il manque encore une dizaine de candidats pour rentrer dans nos frais», veut croire le passeur qui dit s’appeler Ahmed. Il lui manque les phalanges de la main droite, coupées par une machine à bois : «Pour les journalistes, je demande 2 000 euros», annonce-t-il. Il s’enorgueillit d’avoir fait passer «deux Allemands» mercredi. C’est ici, à Ogla, ce petit port de mouillage avec ses belles villas mauresques louées dès mai aux touristes, que partent les sardiniers en bois chargés de harraga (clandestins), vers l’île italienne de Lampedusa. Huit petites embarcations gouachées d’un bleu passé dansent sous un ciel azur. Certaines ont été vidées de leurs filets en prévision des «navettes» vers «le gros bateau». «On ratisse jusque dans la campagne, mais il y a moins de candidats. Je fixe mon prix car je suis le seul à savoir faire marcher un bateau», se rengorge Raouf, le jeune mécano, qui en est à son «troisième passage» depuis un mois. Et ensuite ? Les candidats au départ sont hissés à bord du chalutier, dont il assure qu’il possède tous les instruments de navigation. Comme les odeurs d’huile chaude, de gazole et le roulis vont lever le cœur, il a «toujours à bord plein de cachets contre le mal de mer».
Parfois, les 300 mètres qui séparent le chalutier du rivage se font à la rame.«Une baladeuse»(une barque) pendule sur l’arrière du bateau, explique Raouf, qui reçoit 8 000 dinars (4 100 euros) par passage. Mais celui-là, dit-il, sera son dernier : «Les Italiens vont détruire le bateau en arrivant, et moi, j’ai déjà trouvé un boulot de diéséliste dans un chantier naval en Sicile.»
«Code d’honneur». Les candidats au départ sont logés dans des maisons louées sur la plage et près du port de commerce. Ils sont nourris deux fois par jour par une cantinière rémunérée par le passeur. Les hommes attendent assis sur des couvrantes, posées sur un sol en carrelage. Peu viennent de Zarzis, mais plutôt de 50 km à la ronde. Des ruraux. Souvent très jeunes et qui ne parlent «pas français». Pourquoi partir depuis Zarzis ? «C’est bien organisé», dit l’un. Certains ont vendu «une parcelle d’oliviers» pour rassembler les 2 000 dinars (1 000 euros) nécessaires.
Le passeur Fethih était ces jours derniers en visite de prospection du côté de la frontière libyenne, à la recherche «de nouveaux marchés» car, à Zarzis, le filon s’épuise : «Tous les candidats sont partis», se désole-t-il. Lui a quitté momentanément son travail de chauffeur livreur aux abattoirs de la ville pour se lancer dans ce commerce concurrentiel, où les passeurs se mesurent entre eux pour capter ce marché de l’émigration clandestine qui, à Zarzis, vivrait ses dernières heures. «Pas par la faute des militaires, qui n’ont jamais empêché quoi que ce soit contrairement à ce qu’on raconte, mais par faute de candidats. On a été arrêté une seule fois en mer par la Garde nationale depuis un mois et demi. Les clandestins ont menacé de s’immoler si on les ramenait à terre. Les militaires ont alors fait demi-tour», assure Fethih. Enfin, c’est ce que lui a «rapporté un de ces hommes», puisque lui-même a «peur de la mer» et que son boulot, «c’est de recruter, pas de passer de l’autre côté». Fethih commence ses phrases par «Dieu le miséricordieux» et explique avec un bagout de placeur : «J’offre un service. J’assure jusqu’au bout le passage. J’ai un code d’honneur, ose-t-il, car je rembourse en cas d’échec.» Reste que la chose est invérifiable. Une quinzaine de passeurs se disputeraient le marché en ville. Dans trois-quatre cafés, les candidats entrent en contact avec un intermédiaire. «Pour chaque candidat que j’amène, je touche 100 dinars de commission, explique ce chauffeur de taxi. Et comme ça, chacun s’y retrouve. C’est comme une petite industrie.» Pour les ruraux qui se sont déclarés au passeur, tout est parfaitement au point. Une camionnette vient les prendre et les conduit à Zarzis : «Ça fait partie du service. Parfois, quand il n’y a pas plus de fourgon, on utilise des camionnettes frigorifiques», dit Ahmed, l’homme aux doigts coupés, qui se targue d’avoir fait passer «plus de 500 candidats depuis un mois et demi». Là aussi, c’est invérifiable.
Magot. L’attente peut durer parfois trois jours, en fonction de l’état de la mer et du nombre «de clients» exigé par le passeur pour «rentrer dans [ses] frais». Passeur qui, entre-temps, n’a pas eu grand-peine à convaincre un patron pêcheur, souvent coincé financièrement, de céder le bateau à un homme de paille. Le tout à un prix de 20% supérieur à la valeur du navire. Parfois, des navires désarmés reprennent du service.
Sur le port de commerce de Zarzis, deux mécanos ont bossé nuit et jour ce week-end pour remettre en route un vieux six cylindres qui pisse l’huile. «Qu’est-ce que vous venez faire là ?», s’énerve un type en bleu de chauffe. Le Beyaka, sardinier de 15 mètres, n’a visiblement pas pris la mer depuis un sacré bout de temps : une méchante fuite au bas de l’arbre d’hélice, et ses fonds sont plein de flotte. «Le tout, c’est que ça tienne dix-huit à vingt heures, le temps de la traversée, avance Raouf, le jeune mécano. Il m’est arrivé de couper les machines à mi-route, il y a deux semaines, parce que le moteur chauffait trop.» Combien étaient-ils à bord cette fois-là ? «Quatre-vingts. Parfois, les gens paniquent et disent que c’est foutu, qu’ils vont y rester. Ils ont froid. Ils grelottent. Je leur dis : "Mais c’est le prix de la liberté !" Et je remets en route le moteur.»
Grâce à un courtage perçu dans chaque opération, Ahmed a amassé un joli magot. Chacune lui rapporterait de 15 000 à 20 000 dinars (7 700 à 10 200 euros) : «Je fais passer des gens qui veulent rejoindre la France, mais moi-même, avec tout cet argent, je ne peux avoir de visa pour voir ma sœur qui vit en banlieue parisienne», feint-il de se désoler.
Zarzis, raconte Fethih, a connu ces derniers temps un engorgement du marché de l’émigration, stoppé net par le naufrage d’un bateau (23 disparus), le 13 février, qui a eu un grand écho localement. Fethih dit que cette affaire «a fait peur aux gens et a nui au business». Les départs se seraient alors calmés pendant trois semaines. Fethih parle comme un homme d’affaires. Et sait qu’en joueur avisé, il faudra bien quitter la table de jeu une fois fortune faite : «Mais tant qu’il y a des candidats…»
Fou de Rage. Deux vedettes des gardes-côtes sont amarrées au port de commerce. Visiblement pas pressées de prendre le large, puisque les paraboles télé sont installées sur le quai dans un entrelacs de fils électriques et de tuyaux d’eau potable : «On n’est pas de rotation cette semaine. Des bateaux de pêche pour Lampedusa ? La semaine dernière ? Non, pas entendu parler», dit ce garde-côtes qui sort de la coupée. Les douanes ? «Y a plus d’Etat pour le moment, et les militaires sont tous occupés au port par le départ du croiseur égyptien», disait dimanche ce planton. Les passeurs auraient donc une paix royale pour bosser ? «On a fait un passage de plus de 300 personnes sur le Taysir [25 mètres] mercredi dernier», se vante Fethih.
A propos du fameux «service après-vente», le père du jeune Souheil Ghezel, 17 ans, aurait beaucoup à dire. Son fils était de ceux qui sont partis le 13 février. Cent vingt-trois étaient à bord de ce thonier qui a été coulé par un bâtiment gris de la Garde nationale tunisienne, le Liberté 302. Fausse manœuvre ou tentative délibérée de faire sombrer le bateau ? Vingt-trois personnes ont péri. Le père est fou de rage : «La Garde nationale a coupé le bateau en deux. Le passeur m’a bien rendu 1 000 dinars, mais j’ai failli perdre mon fils !» Le fils : «Tu ne m’aurais pas laissé partir, je m’immolais !» Le père se prend la tête à deux mains : «Les jeunes ici sont fous. Ils ne voient que l’argent facile, la voiture pour rentrer au pays pour dire qu’ils ont réussi.» Mais ces 2 000 dinars du passage, le fils de 17 ans ne les a pas gagnés ? Qui les lui a donnés ? Le père tourne les talons sans rien dire.
8/3/2011, Reportage de JEAN-LOUIS LE TOUZET
Source : Libération