Les romanciers marocains néerlandophones ne cessent de nous émerveiller par l’énergie avec laquelle ils racontent le monde qui les entoure et se jouent des préjugés sous lesquels on voudrait ensevelir leur art lucide. Que ne lit-on plus Saïd El Haji ou Abdelkader Benali, pour ne citer qu’eux !
Quel être humain est plus touchant qu’un bébé ? C’est un bébé devin qui est le narrateur du nouveau roman d’Abdelkader Benali, écrivain néerlandophone né en 1975 au Maroc et qui grandit à Rotterdam. A vingt ans, il publiait son premier roman Noces à la mer, paru en France treize ans plus tard chez Albin Michel et lauréat du Prix du Meilleur Roman Etranger 1999.
C’était alors en France, l’«Année du Maroc» qui vit tout un cycle d’expositions et de rencontres se dérouler dans la capitale et en province. L’une des plus heureuses surprises fut cette publication française de ces Noces à la mer où le jeune Lamarat, surtout à l’aise en néerlandais provoquait le désarroi linguistique de sa grand-mère : «C’était comme si, à l’aide d’un couteau Stanley, quelqu’un faisait un grand trou dans le parquet de votre âme avant d’y mettre le feu».
Le bonheur d’écrire et la joie d’exister pétillent à chaque page du nouveau roman d’Abdelkader Benali Le Tant attendu, traduit du néerlandais, avec toujours le même soin passionné, par Daniel Cunin (Actes Sud 2011).
Deux adolescents vont devenir parents d’un bébé aux dons d’extralucide. Mehdi et Diana ont tous deux dix-sept ans et chacun d’eux a des parents qui ont vu leurs chemins se séparer. Mais il y a foule dans ce roman foisonnant qui offre de la société néerlandaise où gagne la peur de l’autre une vision bouffonne et tendre plutôt que d’égrener dénis et rancœurs. Le Tant attendu est une vaste fable jubilatoire et précise, un petit théâtre où se donne un spectacle rigolo et ardent.
Ce qui est le plus réussi, c’est le rendu de l’appétit d’exister des jeunes tourtereaux, appétit pas moindre, en vérité, que celui du bébé si loquace. Une fille, ce bébé, et qui nous a donné, à nous lecteurs, dès avant même de naître, l’impression de tout savoir sur tout. C’est plus qu’une impression ; d’ailleurs, c’est imprimé tel quel. Le Tant attendu est un roman oraculaire.
Mehdi n’aura toujours pas le permis de conduire à la page 390 et dernière ; mais son premier petit matin avec une fille -c’est Diana Knuvelder-, Mehdi Ayoub sait faire que nous ne l’oublierons pas plus qu’il ne l’a oublié : «La timidité, qui l’empêchait encore de respirer quelques minutes plus tôt, s’est entièrement consumée. Comme de la petite camelote. Du bric-à-brac d’un souk où l’on marchande des émotions déplacées. L’observant depuis les profondeurs de son corps chaud, Diana lui a chuchoté : “Cherche-moi partout où tu peux me trouver, cherche-moi autant que tu en as envie. Il l’a à son tour regardé dans les yeux…” »
Tout ce roman nous invite à regarder dans les yeux les Pays-Bas, le Maroc, un peu d’Arizona, le métier de boucher et des destins de femmes, le métier d’instructeur d’auto-école et un peu du métier de caïd.
Le jeune Mehdi Ayoub, dans Le Tant attendu souffre de la réticence qui lui est opposée alors qu’il voudrait être considéré comme un natif. On le comprend dès ce dialogue entre Diana, enceinte, et l’assistante sociale : «Le père, c’est qui ? – Mehdi Ayoub. – Un Surinamien ? – Non, un Marocain. Même s’il ne partage pas ce point de vue. – Expliquez-moi ça. – Il n’est pas né là-bas, et on ne peut pas venir de là où on n’est pas né. »
L’un des charmes, et ils sont nombreux, de ce roman subtil et lucide, tient à la délicate association du flegme et de la rouerie tandis que se déroulent fêtes et défaites, amours et liens rompus.
Tout n’est pas simple entre Mehdi et Diana, et encore moins entre Mehdi et lui-même. Son trouble, ses troubles, l’amour les résoudra.
Le Tant attendu est un roman blagueur et grave dont l’enjeu est bien de raconter comment se construisent et/ou se détruisent les gens qui tous commencèrent dans la peau d’un bébé et finissent comme ils peuvent.
La petite qui naît des amours de Mehdi et Diana, on ne se fait in fine nul souci pour elle : Abdelkader Benali a tellement de talent ! Et une façon unique d’aimer les Pays-Bas et le Maroc.u
6/4/2011, Salim Jay
Source : Le Soir