Le titre de cette chronique n'étonnera ni Abdallah Baida, ami de Mohamed Leftah et fin connaisseur de ses écrits, ni Salim Jai, bouillonnant découvreur de talents qui, fidèle à la mémoire de cet écrivain, œuvre inlassablement pour que la postérité, souvent ingrate, reconnaisse son originalité, depuis que son irruption fulgurante dans notre paysage littéraire francophone a fait voler en éclats un rituel autobiographique insipide.
Edmond Amran Elmaleh, qui fut son professeur de philosophie ne s'en serait pas étonné non plus s'il était encore parmi nous, lui qui présentait son élève dans «Au bonheur des mots» comme «Saint et Martyr». Et Khalid Zekri, qui affirmait à propos de ce surprenant conteur qu'il était «un mystique sans livre sacré», acquiescera sans conteste au choix de ce titre.
On a tout dit au sujet de Mohamed Leftah et de ses récits. Virtuosité, fécondité, exaltation lyrique, écriture voluptueuse et audacieuse. Sa voix, au début inaudible, parvenait du Caire à ses concitoyens médusés et, de plus en plus explosive, détruisait tous les poncifs de cette littérature vieillie, et répétitive. Elle les transcendait, les transgressait, insolente, désespérée, corrosive.
Il y a eu le Laabi de «l'Œil et la nuit» que je préfère à celui des prix francophones, il y a eu le Khaireddine d'«Agadir», inégalé, les romans de Serhane, tous révoltés et percutants, et puis plus rien, jusqu'à Mohamed Leftah, avec «les Demoiselles de Numidie» et surtout «Hawa». C'est ce dernier roman qui nous intéressera parce qu'il est révélateur de la mécanique inventive de cet auteur et nous fait faire un voyage instructif dans son univers intérieur calciné.
Le sous-titre dit plus que le titre : «Chant du quartier Bousbir». Ce récit n'est donc pas à littérairement parler un roman, mais un chant, un hymne à ce quartier autrefois fameux où des vestales vendaient leurs charmes à la soldatesque du protectorat ou du débarquement américain. Même Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir (qui le relate dans «la Force de l'age»), qui n'étaient pas encore célèbres, ont tenu à s'y rendre et à y passer quelques moments «exotiques» en touristes indifférents à la misère du monde. Pour «chanter» le quartier Bousbir, Mohamed Leftah va s'évertuer à jouer sur un clavier qui lui offrait trois gammes de notes ascendantes. Passant de l'une à l'autre gamme et revenant de l'une vers l'autre avec une maîtrise déconcertante. Il séduira le lecteur par une tonalité vertigineuse et foudroyante.
La première gamme (trame ?) est le premier niveau du récit, d'un réalisme célinien. Y est évoquée crûment la passion incestueuse de «Zapata» et de sa sœur «Hawa», amour béni par une mère immonde (dans ce récit nous retrouvons les personnages déjà rencontrés dans «les Demoiselles de Numidie», «Zapata», «Spartacus», «Warda»...). Récit brutal, déroutant. Récit de l'univers chaotique de la nuit, des bas-fonds de la cité blanche devenue glauque, morbide, malsaine.
Cité aux matins blafards et désastreux. Ivre de toutes les ivresses, l'homme dans cette fange et ce fumier vole, viole et assassine. Univers où tous les lieux malfamés sont comme des fosses ou s'encanaillent des voyous, des bourgeois, des aristocrates, toute une humanité bigarrée, en perdition. Bars interlopes que l'auteur semble avoir assidûment fréquentés. Les nuits y sont orgiaques et les vestales violentées, «cicatrisées», y chantent et aiment Fairouz.
La deuxième gamme (trame ?) c'est le chant, les vers de «Hawa» qui accompagnent les exploits crapuleux de son frère, contés cliniquement par la première gamme, qui les rythment, les scandent, les clament.
Encourageant son amant par ses mélodies et ses transes, l'impudique et, surtout, inspirée vestale participe par la violence des mots à la violence des agressions. La troisième gamme (trame ?) est un intertexte savant, celui qu'utilise un scribe qui surgit de temps en temps dans le récit, convoque Baudelaire, Ibn Arabi, Rainer Maria Rilke ou Shakespeare, transfigurant toutes ces gammes et toutes ces trames, faisant de ces vies de l'extrême, de cette dévastation, de cette laideur, de ces destins indignes, une phrase musicale d'une ampleur jusque-là inconnue dans la littérature d'expression française au Maghreb.
Ce scribe est bien évidemment Mohamed Leftah. Par quel sortilège parvient-il à faire que ses récits, qui disent la vulgarité, ne sombrent jamais dans la vulgarité ? Et par quel artifice cette boue qui pourrit tout autour d'elle dans ce quartier, se métamorphose en des incantations qui font que le vertige de la chute se confond délicieusement avec celui de l'ascension ?
Enfin par quelle subtilité un malfrat mafieux arrive-t-il à se muer en un soufi énigmatique à la tendresse tragique ?
Ce «soufi», qui pourrait être Zapata, Spartacus ou le scribe, aurait pu dire avec Baudelaire que la vie qu'il a eue en partage en cette existence terrestre était comme de la boue, mais que de cette boue il avait réussi à extraire de l'or. Les fleurs les plus ensorcelantes s'épanouissent sur le fumier le plus nauséabond.
C'est bien le sens du titre «les Fleurs du Mal» du recueil de Baudelaire, le plus mal-aimé des poètes.
Les récits envoûtants de Mohamed Leftah sont nés comme les poèmes-fleurs de Baudelaire de la mal-vie, de la boue, des orgies tumultueuses, des paradis artificiels et des malédictions dévastatrices.Un passage à la fin de «Hawa» éclaire d'une perspective singulière l'étrange itinéraire spirituel de Mohamed Lefath. La «religion de l'amour professée et prônée par Ibn Arabi, peut-elle englober un amour incestueux tel vécu par Zapata ? Si l'on se rappelle que pour le Cheikh El Akbar, l'exotérique (zahir), et l'ésotérique (batin) sont indissolublement liés, qu'ils ont la même dignité (...) on peut se poser la question de savoir si Zapata pouvait reprendre les vers d'Ibn Arabi à son compte. Qu'au lieu du sillage du Cheikh Al Akbar, il ne s'inscrirait pas plutôt dans celui de ces soufis peu connus qui s'appelèrent eux-mêmes «Ahl almalama» (les gens du blâme).
Ce genre particulier de soufis ne recherchaient pas les éloges, ni les hommages ni la considération du monde. Par une vie dissolue, ils recherchaient plutôt le blâme de leur entourage, par leur comportement immoral, la condamnation de leurs semblables. Dans ce courant soufi, dit «Al Malamatia», l'apparence est trompeuse, le «zahir» semble éloigné de la vraie foi, mais l'âme intérieure, le «batin», est plus proche de la parole de Dieu que ne l'est celle de la plupart de ceux qui cultivent les apparences de la foi, comme les Tartuffe de Molière.
Ces «Ahl almalama» sont une branche curieuse de ce courant qui utilise la provocation en transgressant les interdits pour masquer une foi intense et impérative, et la soustraire ainsi à l'apologie. Leur entourage ne voit que l'apparente transgression. Il ne discerne pas au-delà, en eux, l'indicible présence de Dieu.
L'écrivain soudanais Attayeb Mohamed Attayeb avait consacré à ces «soufis» peu orthodoxes un ouvrage qui avait en son temps surpris une opinion désabusée par un aussi improbable itinéraire dans la recherche de l'élévation spirituelle.
C'est la voie que les personnages leftahiens (que Mohamed Leftah, scribe soufi) ont choisie : «sortir du sacré» pour mieux «revenir au sacré», vaincre les tentations de Satan trismégiste pour opérer ce retour, en n'hésitant pas dans ce parcours à imiter sans honte ce Satan dans ses œuvres maléfiques, sans indignité, sans sentiment d'abaissement.
Dans la nouvelle «l'Écrivain face aux djinns», qui s'inspire d'un fait réel, la panique de l'auteur conférencier (ainsi était Mohamed Leftah, comme il me le confiait lors de notre rencontre à Rabat, paniqué de devoir lire devant une foule le texte qu'il avait préparé), chargeant un ami d'exposer à sa place tout en s'asseyant à côté de lui sur l'estrade, silencieux et comme absent.
L'ami en question, dans le récit que Mohamed Leftah avait imaginé, allait buter sur le nom de Belzébuth, un autre nom de Satan. Aucun de ceux qui furent sollicités après cet ami sur l'estrade ne parvint à suppléer à la défaillance chronique de l'écrivain.
C'est un autre écrivain, une femme, qui arrivera à lire ce texte, parce que Satan ne peut-être vaincu que par le subterfuge littéraire qui fait que l'écrivain-femme, semblable à l'auteur, réinvente le texte, s'appropriant un récit qui n'était pas le sien, mais qui en fait le devenait. Ce subterfuge de l'art signe la défaite de Satan tout au long de la lecture «improvisée» parce que l'écriture et la lecture déjouent ainsi ses maléfices et parviennent à faire éclore, à «libérer» la petite lumière, l'invisible pépite, enfouie au plus sombre de nous-mêmes.
Le scribe «s'aidant de la mémoire du quartier Bousbir» a-t-il essayé de le réhabiliter ? Non, «mais il écrit pour que brille de mille éclats le feu du désir et du poème». Le mot est dit. Dans la fange et la boue du quartier Bousbir, brillent de mille éclats des pépites que les maléfices du Mal arrivent difficilement à dissimuler et à corrompre.
Devenus poèmes grâce à la virtuosité de Mohamed Leftah, les personnages de ce quartier maudit entreront par le chemin le plus exaltant, celui du chant épique dans ce lieu appelé «limbes» dans l'attente apaisante du pardon divin.
Je ne sais si je conseillerais la lecture des récits de Mohamed Leftah aux jeunes âmes désarmées. J'hésiterais à le faire, je crois. Je finirai par y renoncer. Ou alors il faudra par une patience infinie les accompagner dans le ténébreux dédale des passions humaines décrites crûment par une écriture libre et flamboyante, pour leur apprendre patiemment à déblayer la terre boueuse de nos désirs inavoués pour y découvrir, lire ? entendre ? voir ? le poème incandescent que Dieu a déposé en chacun de nous.
Livrés seuls à la fureur des textes de Mohamed Leftah, je crains fort qu'ils n'y arrivent que difficilement ou qu'ils ne s'égarent dans le labyrinthe d'une écriture et d'une manière d'être au monde qui ne les doteront d'aucun fil d'Ariane, farouchement réticentes à livrer tous leurs secrets.
11/4/2011, Abdeljalil Lahjomri
Source : Le Matin