Alors que José Manuel Barroso aurait dû immédiatement éteindre le feu lancé par les deux plus actifs pyromanes européens du moment, Silvio Berlusconi et Nicolas Sarkozy, le président de la Commission européenne souffle sur la braise en admettant, lui aussi, indirectement, que 20 000 immigrants tunisiens, comparativement à 500 millions d'Européens, pourraient justifier le rétablissement temporaire des frontières intérieures au niveau européen.
Honteuse, destructrice pour l'intégration européenne, cette surenchère doit achever de convaincre les progressistes européens de se montrer suffisamment audacieux pour s'emparer du thème de l'immigration honnêtement : en combattant les préjugés, en défendant la solidarité et le respect des droits de l'homme, mais en admettant aussi que la solidarité ne suffit pas et qu'il faut maîtriser le phénomène. Nous devons faire de ce sentiment extraordinaire une réalité pratique, humaine, profitable à tous.
L'Europe a besoin des immigrés. Grâce au progrès médical, l'espérance de vie ne cesse d'augmenter, confrontant l'Europe à de gros problèmes démographiques. De 333 millions de personnes actives actuellement en Europe, nous allons passer à 242 millions en 2050, soit une baisse de 90 millions. Si l'Europe veut maintenir l'équilibre entre la population active et la population inactive et - compte tenu d'un taux de fécondité de 1,6 - assurer la viabilité du système des retraites, elle aura besoin, d'ici trente ans, de plus de 30 millions d'immigrés. Bien entendu ces chiffres concernent l'Europe dans son entièreté, mais ces quelques données montrent à quel point il est urgent de reconsidérer les immigrants comme un atout et non comme un danger.
Il faut bien que nous reconnaissions que l'immigration soulève de nombreuses questions aux niveaux social, culturel, religieux et même anthropologique sur le "vivre ensemble", puisant parfois dans notre côté le plus obscur et le plus sombre. Cette peur de l'autre, de la différence, le choc entre autochtones et allochtones, la droite en joue, favorisant le développement de partis nationalistes, normalisant des personnalités aux thèses xénophobes.
L'Europe doit respecter les cultures que les immigrés apportent, ce phénomène de métissage, ce "mélange des sangs" dont parlait l'historien français Lucien Febvre, qui entraîne enrichissement et développement de la civilisation européenne comme de toute autre civilisation. Mais le respect des principes et des lois est un principe non négociable : ceux qui décident de venir vivre en Europe doivent respecter ce principe à la base de notre contrat social.
De ce point de vue, l'expérience de la Turquie et des mouvements démocratiques qui se développent dans le monde arabe montrent que l'islam n'est pas du tout incompatible avec les valeurs démocratiques.
Quelles peuvent être, dans ce contexte, les réponses à apporter ? Un contrat clair entre le pays d'accueil et les immigrants doit être la base même d'une politique migratoire progressiste. Un contrat qui comprend des droits et des devoirs pour tout un chacun. En ce qui concerne les droits des immigrants, l'Union européenne (UE) doit s'engager à accélérer le processus de citoyenneté. C'est-à-dire une pleine reconnaissance des droits sociaux et civils des migrants dans le pays d'accueil, ce qui inclut, bien entendu, le droit de vote.
Prenons l'exemple de l'Italie où les immigrés génèrent 11 % du produit intérieur brut (PIB) et représentent une partie importante des travailleurs les plus humbles. Quel genre de démocratie vivons-nous si une partie si consistante de la société n'a pas de droit de vote ? Nombreux sont les immigrants qui travaillent en Europe grâce à de faux papiers. Ils contribuent au système social du pays d'accueil, cotisent pour une sécurité sociale et une retraite dont ils savent qu'ils ne les toucheront jamais.
Comment l'UE pourrait-elle permettre une telle situation de négation des droits politiques, économiques et sociaux d'une partie de sa population sans que la démocratie en soit affaiblie ? En contrepartie, les droits engendrent naturellement des devoirs. Les immigrants doivent, eux aussi, s'engager à respecter les lois de leur pays d'accueil, ce qui implique le respect de toutes les lois, même en ce qui concerne des sujets aussi délicats que l'égalité des genres. Aucun manquement à la loi et aux droits de l'homme ne saurait être toléré au nom de la différenciation culturelle.
Ce contrat de droits et de devoirs concerne aussi l'immigration irrégulière. Les flux migratoires doivent être menés main dans la main par l'UE et les pays émetteurs d'immigration. N'oublions pas de préciser à quel point les intérêts des pays membres de l'UE sont diversifiés en la matière. En effet, alors que l'Allemagne, par exemple, n'a plus de frontières avec l'extérieur, l'Espagne et l'Italie, elles, sont des portes d'entrée pour l'Afrique.
La politique de l'UE est, depuis plusieurs années, de délocaliser la gestion de l'immigration irrégulière, c'est-à-dire l'externalisation des frontières, impliquant les pays émetteurs dans la surveillance de celles-ci. Cela engendre des effets tragiques en termes de respect des droits de l'homme que nous avons trop longtemps cautionnés en signant, par exemple, des accords avec la Libye de Kadhafi.
Toutefois, si les pays à forte émigration dans le nord de l'Afrique ne respectent pas les droits de l'homme, les pays membres de l'UE ne sont pas exempts de tout reproche. Nous, progressistes, devons insister davantage sur les droits de l'homme, notamment en ce qui concerne les centres de détention, les expulsions et, en particulier, le traitement des demandeurs d'asile.
Redéfinir notre relation avec l'Afrique paraît tout aussi essentiel puisque nous sommes passés dans ce domaine, du point de vue économique, d'une relation de domination - héritage de la période coloniale puis de la guerre froide - à une relation dont le mot d'ordre est la dérégulation, comme l'illustrent, décennie après décennie, les accords de Yaoundé, de Lomé et de Cotonou.
En encourageant la mise en place de monocultures d'exportation vouées à l'échec, en accentuant la dépendance envers le marché mondial en dépit de systèmes de stabilisation, en favorisant l'implantation de nos entreprises largement subventionnées, et/ou en empêchant la construction de marchés sous-régionaux, nous avons contribué à créer le terreau des émeutes de la faim dont les "révolutions" tunisienne et égyptienne sont un prolongement salutaire.
Si nous souhaitons un vrai changement, nous devons mettre l'accent sur l'éducation et la formation. Il faut, de plus, trouver une alternative de développement durable à l'envoi d'argent au pays par les immigrés, trop souvent considéré par les gouvernements comme la base, le fonds de commerce du développement.
Tant que la différence de niveau de vie et de revenu sera aussi grande, la tentation d'immigrer sera trop forte et la gestion des flux migratoires sera extrêmement difficile.
La guerre, la famine, les mauvaises conditions économiques, le manque de perspectives et d'avenir sont autant d'éléments qui poussent les jeunes à tenter l'aventure européenne coûte que coûte, parfois même au prix de leur vie. Rares sont ceux qui quittent volontairement leur pays. Ne l'oublions jamais.
11/5/2011, Massimo D'Alema
Source : Le Monde