Depuis le début des années 2000, les flux migratoires qui traversent le Sahara focalisent l'attention des médias et des pouvoirs publics, tant en Afrique qu'en Europe. (Brachet, 2009).
Relégué au rôle de « monde-frontière » par l'épisode colonial après avoir été marginalisé par les routes océanes, contraint à la latence et réduit à une marginalité extrême, le Sahara refait irruption dans le système relationnel international et en bouleverse les échelles. En se connectant, directement, à la rive Sud de la Méditerranée par des routes transsahariennes revivifiées et démultipliées, le Sahara émerge dans l'espace méditerranéen, le conforte dans son rôle d'espace privilégié du passage et confronte ses deux rives aux réalités des nouvelles connexions qui se profilent à l'échelle planétaire.
Les itinéraires transsahariens relient dorénavant directement l'Afrique noire et la Méditerranée en prenant un double sens. Ils prennent d'abord sens comme itinéraires à l'intérieur de l'Afrique où ils ont pour conséquence de remettre en contact le Monde arabe et l’Afrique noire, remettant en cause les lignes de séparation qui ont régi les rapports entre ces deux espaces. Mais captés par l'Europe et tendus vers elle, ces itinéraires prennent aussi sens comme nouvelle liaison directe entre l'Europe et des « Sud » de plus en plus lointains et deviennent, de ce fait, lignes de contact et de confrontation inédites entre l'Europe et le Sud le plus « profond ».
Si les itinéraires transsahariens ont fini par s'imposer comme des circuits majeurs sur le chemin de l'Europe, c'est, paradoxalement, en raison de leur dangerosité et de l'opacité de l'espace saharien. Face à la stratégie de verrouillage de l'Europe, ils permettent de déployer, comme réponse, une stratégie du contournement et de l'opacité qui s'impose comme alternative pour des migrations contraintes à la clandestinité et pour lesquelles le Sahara est à la fois espace de rétention et tremplin vers l'Europe (Bensaâd, 2005).
S'étendant de l'Afrique Noire jusqu'aux rives Sud de la Méditerranée et se propulsant sur l'Europe, les circuits de migration transsaharienne apparaissent comme un nouvel itinéraire migratoire et s'imposent comme une voie majeure sur le chemin de l'Europe. Ils illustrent les bouleversements qu'introduit la dynamique de globalisation dans le système relationnel international et qui touchent tout autant les configurations migratoires que celles spatiales qui, comme vecteurs, canalisent, impulsent et portent les flux.
Contraints à la clandestinité et revêtant un caractère informel, se déployant par la marge, au travers d'un espace périphérique opaque, les itinéraires transsahariens, revivifiés, sont devenus en raison même de cette opacité, une des principales voies d'accès à l'Europe. C'est le résultat paradoxal des stratégies de verrouillage du « Vieux Continent » qui favorisent, en réponse, des stratégies d'opacité et de contournement, et promeuvent le Sahara comme nouveau carrefour migratoire intercontinental (Bensaâd, 2004). Ses itinéraires drainent des flux de toute l'Afrique et étendent leur rayonnement au-delà de ce continent, devenant un détour « facilitateur » emprunté par des filières d'émigration clandestines aussi lointaines que les filières asiatiques ou même, plus récemment, latino-américaines. La conséquence en est que, d'une part, le problème de l'immigration ne se limite plus à l'espace euro-maghrébin mais prend une dimension intercontinentale et, d'autre part, les frontières de l'Europe se trouvent étendues jusqu'aux confins sahariens. Les filières migratoires entre pays sahéliens et Maghreb se nouent dans les confins sud algérien et sud-ouest libyen, principalement aux frontières séparant la Libye du Niger et du Tchad, l'Algérie du Mali, et surtout du Niger, et l'Algérie de la Libye. Cela représente un immense espace, aux conditions climatiques extrêmes, où ''convoyeurs'' de migrants de toutes origines, pour toutes destinations, cohabitent avec des forces de sécurité de toutes natures, plus ou moins sévères, plus ou moins accommodantes selon les besoins et les vicissitudes du moment (Lahlou, 2003).
Le Sahara devient alors le nouveau théâtre d'irruption des tensions que l'Europe tente de délocaliser de ses frontières. Une ligne de démarcation, réaffirmée et creusée par le double mouvement d'attraction et de fermeture que l'Europe exerce sur ses « Sud », qui est aujourd'hui transformée en clôture avancée. D'où la détermination des pays européens, en plus de la construction de la frontière électronique sur la frontière Sud de l'Europe, de faire du Sahara une sorte de râpes par l'embrigadement forcé des pays maghrébins dans le rôle de « sentinelles avancées », contraintes de jouer le rôle de barrages de rétention et de sous-traitant d'une répression délocalisée loin des opinions européennes (Bensaâd, 2004). Ainsi, les accords de réadmission signés avec l'Union européenne par les pays riverains du Sud de la Méditerranée devenus garde-frontières de l'Europe les ont transformés alors en sas où les migrants du sud restent quand ils ne parviennent pas à aller plus loin. Le Sahara en acquiert, de ce fait, le caractère de frontière il l'est par rapport à l'Europe la tranchée ultime.
La faille saharienne fonctionne comme une réplique géographique, un relais et un amplificateur à l'affirmation plus marquée de la faille méditerranéenne. C'est une conséquence de la fermeture plus grande de l'Europe.
Le Sahara devient une ligne de faille, de différenciation et de confrontation. L'accroissement simultané du tropisme de l'Europe et de sa plus large diffusion, d'une part, et de sa fermeture, d'autre part, crée, entre les différents éléments de sa périphérie, un mouvement de rapprochement et de découverte en même temps qu'une révélation et une exacerbation de leurs différentiels. Espace de transit et de connexion, le Sahara est aussi un terrain porteur de confrontations et de heurts (Bensaâd, 2004).
Le verrouillage de l'Europe la refoule, par défaut, vers le Maghreb. De zone de transit, celui-ci est ainsi en voie de devenir zone tampon pour l'Europe. Mais l'irruption de l'immigration africaine, dans ces terres d'émigration, y pose un problème sociétal inédit à des sociétés en proie aux dysfonctionnements du mal développement et largement déstabilisées par des plans d'ajustement draconiens (Bensaâd, 2004).
Une multiplication des facteurs de départ concourt à transformer la plupart des pays méditerranéens du Sud en zone de transit :
-La fermeture des frontières Sud par les pays riverains de la Méditerranée sous la pression des politiques de fermeture de l'Union européenne, qui rend de plus en plus difficile et dangereuse la traversée de la Méditerranée. On compte 14.000 morts de clandestins en Méditerranée depuis 1998. Chaque été, des Africains embarqués sur des bateaux de fortune ou agrippés à des cages à poissons périssent en mer ou sont repêchés par des gardes-côtes ou des pêcheurs riverains.
-Les crises sociales, économiques et sanitaires dans plusieurs pays subsahariens qui génèrent de nouveaux profils de migrants (mineurs non accompagnés, femmes seules, diplômés). La région subsaharienne réunit les indices les plus bas du développement humain au monde, selon les critères retenus par le PNUD en termes d'espérance de vie, d'éducation et de niveau de vie. Le cumul des risques y est le plus élevé au monde et la migration est une stratégie d'adaptation pour y faire face ;
-Les crises politiques, les guerres civiles et la désertification provoquent des flux de migrations forcées. Elles peuvent aussi mettre fin à des mobilités séculaires quand un pays décide de fermer ses frontières à un pays voisin qui lui fournissait de la main-d'œuvre ou y effectuait du commerce (Côte d'Ivoire/Burkina, Mauritanie/Sénégal); les migrations se déplacent alors vers le Maghreb et l'Europe ;
-Les effets des médias qui donnent à voir ou à entendre un monde où l'accès à la société de consommation et à la monétarisation de l'économie offre d'autres horizons tout en favorisant les diasporas transnationales, facteurs de mobilité accrue ;
-L'absence d'espoir et le manque de confiance dans les pays de départ qui apparaissent figés, corrompus, incapables de proposer une autre vie à une population jeune, de plus en plus scolarisée, urbanisée et sans emploi;
-La forte urbanisation qui s'accompagne d'une plus importante scolarisation et d'une amélioration des conditions de vie des familles de migrants, du fait des transferts de fonds, au risque d'aggraver les écarts de richesse entre les familles de ceux qui partent par rapport à celles qui ne partent pas, entre les régions migratoires et sans migration et de transformer les premiers en rentiers des migrations. Toutes les conditions sont donc réunies pour accroître la mobilité (Wihtol de Wenden, 2009);
-La multiplication des frontières, suivie de la fermeture des frontières entre l'Afrique subsaharienne et les pays d'Afrique du Nord, pénalisant le nomadisme et la fluidité des circulations migratoires traditionnelles, de même qu'entre pays subsahariens, du fait de crises politiques identitaires qui se sont traduites par le rejet des étrangers au Sud (comme en Côte d'Ivoire et en Mauritanie) qui refluent alors vers le Nord. La généralisation de la délivrance des passeports de la part des pays de départ qui hier en limitaient la distribution, a inscrit dans l'esprit des plus aventureux l'existence d'un « droit de sortie » porteur d'espoir (Wihtol de Wenden, 2009).
Avec l'augmentation des flux subsahariens transitant par l'Afrique du Nord, les pays du Sud de la Méditerranée, en particulier le Maroc, l'Algérie et la Libye sont devenus récepteurs de migrants, ces dynamiques migratoires posant de nouveaux défis dans un contexte socioéconomique et politique déjà fort turbulent. Ces pays de départ sont ainsi devenus aussi des pays d'accueil et de transit vers l'Europe (Wihtol de Wenden, 2009).
Ben Saad (2010) a consacré un ouvrage à ces nouveaux flux qui partent du Niger, du Mali ou de Mauritanie pour une traversée du Sahara en camion et à pied. Agadez, Nouadhibou sont devenus des nœuds de passage où les migrants rencontrent les passeurs qui leur feront traverser un bout du désert. Ils se retrouvent ensuite en Algérie ou en Libye. Si l'aventure échoue, ils vont grossir le flux des sans-papiers et alimenter le travail au noir dans ces pays. La Libye est devenue tellement attractive, vue du Sud, qu'elle fait l'objet de nombreux accords bilatéraux avec ses voisins du Nord (Italie notamment) qui tendent à en faire un « portail » de filtrage des clandestins et demandeurs d'asile candidats à l'immigration en Europe. Ainsi, l'Italie a récemment offert en 2009, en vertu d'un accord bilatéral avec la Libye, la construction d'une autoroute est-ouest à travers tout le pays en échange du contrôle des sans-papiers qui transitent en Libye et s'apprêtent à passer en Italie (Wihtol de Wenden, 2009).
Tout porte à croire que la migration sub-saharienne va se poursuivre, compte tenu de l'absence de perspectives à court terme pour le plus grand nombre.
A l'horizon 2050, le continent africain comptera un milliard d'habitants et à la fin du vingt et unième siècle, les prévisions démographiques annoncent deux milliards d'habitants en Afrique. L'Afrique concurrencera ainsi la Chine et l'Inde comme plus grand réservoir mondial de main-d'œuvre. La métropolisation du continent africain s'accompagne aussi d'une bidonvilisation des abords des grandes villes, créant un terrain favorable à la migration par la multiplication des rapports sociaux, l'accès à la monétarisation de l'économie, la présence des passeurs. La migration subsaharienne, moins touchée par la transition démographique va se poursuivre. La sécheresse, la pauvreté, les guerres civiles vont mettre sur la route des milliers de migrants.
La réunion d'un ensemble d'éléments d'ordre économique (pauvreté), politique (troubles et conflits inter et intra plusieurs pays africains) et réglementaire (généralisation du système des visas et mise en place de l'espace Schengen) va conduire à l'augmentation du nombre de migrants vers l'Europe, et, en conséquence, à une plus grande visibilité du phénomène migratoire via le Sahara (Lahlou, 2003).
* (Docteur en géographie, environnement, aménagement de l'espace et paysages - Université Nancy 2 - GEOFAO Etudes et Ingénierie, Agadir
Mardi 10 Mai 2011, Hassan FAOUZI
Source : Libération