Cela faisait un drôle d’effet, jeudi soir, au cours de la soirée qui suivait la présentation à la Quinzaine de Sur la planche de Leïla Kilani, d’entendre parler Soufia Issami, son actrice principale, petit bloc de réalité immédiate et indomptable. Voir qu’elle était aussi animale à la ville (si tant est que, depuis dix jours, Cannes soit une ville et non une version bling-bling du village du Prisonnier) qu’à l’écran. Mais surtout ça : l’entendre parler de la même façon que dans le film - sa façon. S’absoudre à l’entendre débiter à l’allure d’une mitraillette des mots dans un arabe rocailleux, pleins de pointes, de fils barbelés. Sa vitesse d’exécution de chaque phrase, administrée pour ne laisser derrière qu’un silence. Une exécution des mots comme on n’en a jamais entendue.
C’est ce flow dément, insoumis, qu’on reçoit en premier en pleine face quand Sur la planche débarque sur vous, quasiment en contrebande. «Débarquer» est le bon mot, car la première fiction de Leïla Kilani (repérée de longue date pour des documentaires très personnels sur le Proche-Orient) a pour base le port de Tanger, sa ville natale. Et ce que la Kilani fait à Tanger ressemble assez à ce que Soufia fait à la langue arabe : une violence.
Parce que, depuis longtemps, les films qui, au Maroc, se passent à Tanger regardent la ville plus ou moins de la même façon, romantique : en espérant que le sortilège de sa médina et de ses rues trempées de pluie les protégera un peu de la réalité moins fantomatique de ce port à zone internationale, lieu de tous les trafics.
Mythologie. Leïla Kilani, c’est l’inverse. Bonne dernière pour le folklore, elle part de ce que la ville fait à peine semblant de voiler : Badia est une petite voleuse sans mythologie de rien. Une chapardeuse. On la fait aussi venir pour des soirées. C’est comme ça, et c’est tout. La journée, Badia travaille à l’usine de crevettes, sur le port qui est en passe d’être détruit. Crevette toi-même : elle ne pèse rien, elle est maigre comme la misère, et son visage est renfrogné. Elle a le dos voûté et les épaules en cuvette des gens qui font entrer leur colère dans leur ventre. Elle débite : «Je ne vole pas, je me rembourse. Je ne cambriole pas, je récupère. Je ne trafique pas, je commerce. Je ne me prostitue pas, je m’invite. Je suis déjà ce que je serai. Je suis juste en avance sur la vérité, la mienne.» Un uppercut par phrase. Et frappe, et frappe. Et puis va mourir.
Derrière elle, un monde flou, insaisissable. Tanger en sera quitte pour sa carte postale. Ne pas compter sur Leïla Kilani pour faire de son film le prétexte d’un tour-opérateur. Elle cadre serré sur son héroïne, comme si elle avait peur que cette petite actrice, trouvée dans la rue, lui échappe au moment de la filmer… Alors elle serre au maximum sur elle, et s’invente sous nos yeux un drôle de combat : sa résistance de filmeuse contre la résistance que Badia oppose à toute chose en ce bas monde.
Ce face-à-face durera tant que durera le film. Et sera le terrain de sa perpétuelle réinvention. Car cette dynamo de fille tourne à vide. Badia, c’est horizon nulle part, zéro. Qui a dit que ça empêchait d’avancer si Badia vit comme on crache : par terre. Plus vite et plus loin que vous ou moi. «Tu me files le tournis», lui dit l’une des deux filles, avec qui elle fait semblant de s’associer, histoire d’en apprendre encore de bonnes sur ceux qui seront à jamais ses ennemis : les habitants du monde civilisé. Badia file le tournis à tout le monde : à la mise en scène de Leïla Kilani, à la caméra d’Eric Devin (chef op du film, responsable d’une lumière détrempée, touchée par la grâce), aux catégories qui tiennent à distinguer coûte que coûte la fiction du documentaire, là où nous serions bien emmerdés de pouvoir dire qui, du réel ou de l’écriture, se sert de qui, qui va prendre le dessus sur qui.
Rêve. Vous l’aurez compris, Sur la planche est cet outsider tombé en fin de Festival qu’on a attendu dix jours. C’est le film dont on rêve : surgi de nulle part, tout en tension, capable d’imposer sa règle du jeu et de nous y plier.
Que cette petite voleuse-ci, avec ces yeux-là, puisse défier depuis son mini bout d’espace des films aussi imposants que les Malik, Bonello, Von Trier, Dardenne (favoris perso) et les tenir, eux aussi, en respect est la marque que le portait de cette fille va nous hanter longtemps. Longtemps.
22/5/2011, PHILIPPE AZOURY
Source : Libération