À l'occasion du 150e anniversaire de l'unité de l’Italie, notre maison d'édition a également voulu célébrer l'émigration italienne en lui consacrant un ouvrage complet, composé de nombreux témoignages et réflexions sur le sujet. Cette histoire trouve dans ce livre le lieu de sa reconnaissance, à une époque où la mémoire fait souvent défaut. Une histoire de l’émigration, vue de l’intérieur, par ceux-là mêmes qui l’ont faite. Une vision réaliste et sans complaisance, loin des clichés et de l’autocélébration. Laure Teulières coordinatrice de l’ouvrage auquel ont participé pas moins de 50 historiens et témoins, nous en parle.
À l’occasion du cent cinquantenaire de l'Unité, il semblait indispensable de souligner ce que l'émigration représente dans l'histoire italienne contemporaine.
Car avec près de 27 millions d'émigrants, la vie de la Péninsule doit beaucoup à cette Italia all’estero trop souvent passée sous silence. L'ouvrage est le résultat du travail et des échanges noués avec toute une palette d'auteurs spécialistes de la question (...), mais aussi des témoins pouvant transmettre leur expérience. (...)Un total de 500 pages pour parcourir plus d’un siècle d’histoire. Mais sur le mode du florilège.
ITALIENS 150 ans d'émigration réunit en effet des contributions d'une grande diversité présentant autant d’épisodes, de parcours, de portraits. Depuis les provinces de la Péninsule – Vénétie, Frioul, Trentin, Émilie, Sicile... – marquées chacune à sa manière par les aller-retours migratoires ou les départs définitifs ; jusqu’aux terres d’accueil en France et ailleurs. Des villes d'abord, où les immigrés ont pris place au sein de populations mêlées. Nice, bien sûr, avec entre autres singularités de n’avoir éte rattachée à la France qu'en 1860, mais aussi Grenoble ou Marseille, fort dissemblables et pourtant, l’une comme l’autre, villes italiennes. Dans la capitale, ce sont les quartiers populaires de La Villette, du faubourg Saint-Antoine ou la ceinture « rouge » de banlieue. Cette présence est aussi abordée à l'échelle régionale : la Lorraine et l’aventure des mineurs du fer, le Nord où tant d’Italiennes furent ouvrières du textile, le Sud-Ouest devenu dans les années 1920 une forte zone d'immigration rurale... et tant d'autres territoires dont on sait moins combien les Transalpins y ont fait souche, en Normandie, dans les Vosges ou en Franche-Comté. Quelques contrées plus lointaines – la Tunisie, le Luxembourg ou l’Amérique, jusqu’à l’étonnant petit village mexicain de Chipilo – élargissent la perspective.
L’univers du travail est au cœur des parcours des émigrés. Charbonniers toscans ou bergamasques, sidérurgistes, travailleurs du bâtiment, qui furent assurément un vecteur privilégié d’intégration, et d’autres milieux professionnels comme ceux de la restauration ou de la boutique... On verra aussi le cas particulier des paysans : comment les immigrants sont venus s’établir à la terre, prenant des fermes à l’abandon pour s’enraciner définitivement dans les terroirs occitans de Gascogne et du Midi toulousain. Un chapitre rappelle la place centrale des femmes dans l’émigration. Un autre ses aspects politiques autour de l'exil antifasciste de l’entre-deux-guerres. On trouve également des éléments de réflexion sur les mécanisme de la xénophobie à travers les conflits ouvriers de la fin du XIXe siècle – dont bien sûr la tuerie d’Aigues-Mortes en 1893.
Les lecteurs feront aussi leur miel des contributions sur le patrimoine culturel : le trésor des chants populaires ; la naissance du musette, emblématique d'un métissage musical réussi ; le cinéma et les images d’émigrants qui ont construit notre imaginaire...
L’italianité est explorée dans ses aspects littéraires ou architecturaux, comme à travers l’entrée plus prosaïque, mais ô combien fondamentale, des usages alimentaires. On peut y sentir, enfin, que la mémoire tient bon et se réinvente autour de ce passé, (…). C’est aussi par le prisme de la mémoire que l’on revient sur des événements qui ont cruellement marqué l’histoire de l’émigration : le drame d’Izourt en Ariège en 1939, et surtout la terrible catastrophe minière de Marcinelle en Wallonie en 1956. Plusieurs textes émanent d’émigrés ou de leurs descendants qui ont pris la parole pour dire cette histoire. C'est un choix tout à fait délibéré. Car les récits de vie sont une autre manière de comprendre les choses et d'en rendre compte. La palette a été voulue large : là encore, d’un Italien de la seconde génération ayant fait toute sa carrière dans les usines De Wendel à Hayange, à un autre formé au Petit Séminaire, ordonné prêtre en France, avant d’animer finalement la paroisse italienne de Toulouse. Il y a aussi l’exemple de cette femme, émigrée et paysanne, que tout dans sa condition prédisposait à être une « sans-voix » et qui se décida, l’âge venu, à rédiger un carnet autobiographique pour transmettre aux siens ce qui lui semblait essentiel. Par définition, les témoignages vécus racontent des tranches de vie personnelles. Beaucoup y retrouveront pourtant l’écho de leur propre aventure ou de celle de leurs aïeux. (…). Fille ou fils, petite-fille ou petit-fils d'émigrés, chacun nous livre une réflexion subtile sur la partenza, le déracinement, l’adaptation, les transformations et réinventions identitaires, les gestes et les habitudes où se niche encore l'italianité des vieux migrants (…). À feuilleter cet ouvrage kaléidoscope, on voit qu’il donne une place exceptionnelle aux photographies anciennes.
Ces sources ont en effet leur force propre et constituent une trace inestimable. (…)
La France a été façonnée par l’immigration depuis plus d’un siècle. Bon nombre de Français ont des origines étrangères. Après avoir longtemps été enfoui, négligé, le temps semble venu pour cet apport immigré de refaire surface. Le souci des racines, en ce sens, ne découle pas d’une démarche passéiste. C’est plutôt la reconnaissance de la richesse qu’il peut y avoir à se réclamer d’une double appartenance. Entre expatriation et enracinement, les émigrés-immigrés ont fait naître un lien franco-italien tout particulier. Et ce lien ne demande qu’à vivre.
D’autant que l’histoire semble aujourd’hui s’inverser sous nos yeux, et c'est cela aussi que nous avons voulu souligner dans un dernier chapitre. Les paquebots transatlantiques qui, au début du siècle passé, amenaient des cargaisons d’Italiens démunis tenter leur chance outremer ont laissé place aux périlleuses embarcations qui traversent la Méditerranée parce que d'autres jeunes cherchent à leur tour les moyens de vivre. Car c'est maintenant la Péninsule qui fait figure d'Eldorado pour des étrangers originaires des Balkans, du Moyen-Orient, d’Afrique ou d’ailleurs. À l’heure où l’Italie, après la France, est devenue terre d’accueil – et souvent d'ostracisme –, se souvenir du parcours des migrants d’hier importe aussi pour le présent.
Laure Teulières
Source : Radici