L'un des paradoxes du problème de l'immigration tient au fait qu'il est perçu à des périodes différentes, dont la nôtre, comme nouveau et d'une urgence encore inconnue, alors qu'il reproduit un schéma quasi identique, jusqu'au vocabulaire employé, depuis les dernières décennies du XIXe siècle. Il y a, en quelque sorte, une structure identique du problème et des arguments récurrents. Ce qui change d'une époque à une autre, c'est le groupe social, ethnique, culturel stigmatisé. Le problème a surgi et ressurgi à des périodes de crises sensibles : les dernières décennies du XIXe siècle qui débouchèrent sur l'Affaire Dreyfus, les années 1930 qui préparent bien des aspects de l'idéologie de Vichy, enfin la période que nous vivons depuis un certain temps déjà avec les crises énergétique, économique et financière, la montée et la persistance du chômage, tout cela redoublé par les effets de la mondialisation des marchés et l'ouverture de nouveaux espaces communicationnels. Sur quoi débouchera la résurgence actuelle du problème de l'immigration ?
Nous ne le savons pas encore. Mais les issues antérieures devraient faire réfléchir tous ceux qui l'instrumentalisent à des fins électorales. La xénophobie développe chez les peuples des passions obscures et malsaines, contraires à la vertu civique et même au sentiment d'humanité, qui peuvent faire le lit de régimes politiques dangereux.
L'un des grands apports des travaux de Gérard Noiriel au problème de l'immigration est d'avoir montré comment ce "problème" s'est constitué dans les dernières décennies du XIXe siècle en même temps qu'apparaissait le vocable "immigration". Trois dimensions le définissent, dès sa naissance. Premièrement, l'idée que l'immigré est au moins potentiellement dangereux. Selon les cas, il est perçu comme une menace, un adversaire, voire un ennemi intérieur, surtout en cas de conflit extérieur. Quand il n'y a pas de conflit, on verra en lui une menace contre l'identité nationale. Deuxièmement, l'immigré est conçu comme constituant, sur le plan économique, une concurrence déloyale à l'égard des nationaux parce qu'il offre sa force de travail à un moindre prix, ce qui veut dire qu'il aurait un double effet négatif : il prend les emplois des nationaux et il dégrade les conditions sociales. Ces arguments ont été employés contre les Belges et les Italiens à la fin du XIXe siècle. Ils sont revenus il y a quelques années, au sein même de l'Union européenne, à propos du "plombier polonais". Mais il va de soi que la figure de l'immigré aujourd'hui n'est pas assumée par l'Européen, mais le Maghrébin. Troisièmement, l'immigré est perçu comme ethniquement (culturellement, religieusement, moralement) inassimilable. On a beau lui donner la nationalité française, cela n'en fait pas un vrai Français, mais un Français d'origine étrangère, un corps extérieur, hétérogène à la nation, doté d'une citoyenneté de second rang (susceptible d'être révocable !)
Ces trois dimensions constituent la matrice idéologique des arguments qui stigmatisent l'immigration, mais aussi des fantasmes et des passions qui leur sont associés. Or cette matrice idéologique ne concerne pas exclusivement l'extrême droite, qui en fait bien entendu l'une des ressources principales de son discours, mais aussi certains courants politiques républicains. Le fait qu'aujourd'hui des arguments, habituellement utilisés par l'extrême droite, soient repris par certains partis de la droite républicaine n'est pas une grande surprise lorsqu'on se rappelle des conditions de la naissance du problème de l'immigration sous la Troisième République.
On voit donc comment, dès le départ, les termes du problème de l'immigration relèvent d'une construction idéologique, nullement de la constatation d'un état de fait, qui accrédite la mise en place de mesures à la fois législatives et politico-policières. Prendre la construction idéologique pour la réalité, c'est faire passer l'aveuglement pour de la clairvoyance et donner licence à tous les fantasmes et à toutes les peurs. La peur de l'immigré est parfois d'autant plus forte qu'il y en a moins, voire qu'il n'y en a pas du tout. On connaît bien ce phénomène qui opère également dans le cas de l'antisémitisme qui n'est d'ailleurs pas sans rapport avec celui de l'immigration.
Dans quelle société voulons-nous vivre ? Je le disais antérieurement, la peur, la xénophobie, l'hostilité à l'égard de celui qui est différent engendrent des sentiments et des passions qui corrompent profondément une société en lui faisant perdre le sens de la vertu civique et même celui d'humanité. Il est contraire aux faits et à la raison de penser que le rejet de l'immigré est compatible avec l'amitié entre les citoyens. Quand la peur se déclenche, quand elle s'étend, on ne sait jusqu'où elle peut aller. Le groupe social dangereux n'est pas immuable, il varie en fonction des circonstances et peut bien tomber sur un autre groupe social également fragile ou sans moyens de se défendre. Avant les immigrés, c'était la classe laborieuse, sans droits et surexploitée, qui était considérée comme dangereuse. Il est illusoire que l'on puisse composer l'amitié et l'hostilité. L'hostilité envahira tout l'espace social par extensions successives.
Je ne dis pas cela pour réclamer l'ouverture des frontières, l'accueil sans limite de "toute la misère du monde". Je le dis pour empêcher que des fantasmes ne viennent masquer la réalité des faits et pour permettre la recherche de solutions véritables qui tiennent compte des drames que vivent certaines populations. Je posais la question à l'instant de savoir dans quelle société nous voulons vivre, mais cette question ne peut être séparée d'une autre : dans quel monde voulons-nous vivre ?
D'abord l'idée d'une fermeture complète des frontières n'est ni possible, ni souhaitable. Comment imaginer qu'un enfermement sur soi-même autour d'une identité fantasmée pourrait protéger la France contre les dangers qui viendraient de l'extérieur et pourrait lui permettre de retrouver sa grandeur dans le monde ? Le résultat serait exactement inverse. Qu'on se souvienne de l'histoire de l'Espagne au sortir de son Siècle d'Or. Celle-ci s'était refermée sur elle-même pour protéger sa grandeur. Le résultat fut un déclin de quatre siècles qui la fit passer du statut de première puissance du monde à celui de pays sous-développé à la mort de Franco. Est-ce cela que l'on veut ? Le déclin serait même aujourd'hui plus rapide à l'âge de la mondialisation. Mais dire cela, ce n'est pas plaider pour l'abolition des frontières. Soutenir une abolition des frontières serait tomber dans une illusion symétrique de la précédente. Un monde sans frontières serait un désert peuplé d'individus interchangeables. Un cauchemar. Mais les frontières ne sont pas des murs qui doivent nous séparer et nous enfermer, ce sont des lieux d'identification (linguistique, juridique, politique, etc.) mais aussi de passage et de rencontre.
Il faut donc changer notre vision du monde et dire que le destin d'un peuple ou d'une nation ne peut se concevoir isolément, comme séparé de ce qui l'environne. Comment pourrions-nous être heureux au milieu de populations qui vivent dans la souffrance et la désespérance ? La citoyenneté politique, liée à un territoire national, c'est-à-dire à des frontières historiques déterminées ne doit pas oublier la citoyenneté cosmopolitique, la seule citoyenneté qui soit naturelle et par laquelle nos destins individuels ou nationaux s'inscrivent dans le destin commun de l'humanité. Ce souci de l'inscription de notre destin dans celui de l'humanité, de notre pays dans celui de la terre, n'est pas une grande illusion, une vision utopiste du monde. C'est au contraire le réalisme le plus radical qui l'appelle. Plus rien de ce qui nous concerne ne peut être directement ou indirectement isolé de ce qui se passe dans le monde. Considéré ainsi, ce qu'on a appelé le "problème" de l'immigration peut prendre une tout autre signification.
1/6/2011, Yves Charles Zarka
Source : Le Monde