samedi 23 novembre 2024 16:44

ITALIENS 150 ANS d’émigration chantée

Nos émigrants et leurs chants, leur musique : inséparables ! Les émigrants italiens, partis entre le XIXe et le XXe siècle par centaines de milliers vers les destinations les plus lointaines et les plus diverses, ont emporté avec eux peu de bagages, beaucoup de peurs, de grands espoirs et des chants, de nombreux chants de leur terre, qu’ils ont jalousement conservés pendant des décennies. C’est dans le cadre de ce travail sur la mémoire que se situe la production de ce CD de chants italiens d’émigration. ITALIENS, 150 ans d’émigration chantée voit le jour parce que cette mémoire est fragile, parce qu’elle pourrait disparaître avec ceux qui en sont les dépositaires, parce que la vie des immigrés italiens du XXe siècle nous parle de celle des migrants d’aujourd’hui.

Un Patrimoine Unique

Telle est la magie des chants populaires : peu de mots suffisent à tracer une synthèse de l’émigration italienne, bien au-delà des versions édulcorées que nous nous sommes souvent racontées pour atténuer la souffrance ou la honte. Un exode biblique, qui, en l’espace d’un siècle, entre 1876 et 1976 (c’est-à-dire à partir du moment où l’on commença à recenser ceux qui s’en allaient jusqu’à celui où les retours et l’arrivée des immigrés étrangers devinrent supérieurs aux départs), a vu notre pays perdre presque 27 millions de personnes. Autant que les habitants de la péninsule au moment de l’Unité de l’Italie, dont nous fêtons le 150 anniversaire cette année.

«Dans les vallées des Alpes et des Apennins, mais aussi dans les plaines, de l’Italie méridionale en particulier, et même jusque dans certaines régions parmi les mieux cultivées d’Italie du nord, surgissent des taudis, où dans une pièce unique et enfumée, sans air ni lumière, vivent ensemble hommes, chèvres, cochons et volaille. Et de telles baraques se comptent peut-être par centaines de milliers. » C’était en 1880, lorsque le député Stefano Jacini présenta à la presse le compte-rendu final de l’enquête parlementaire sur les conditions de vie du monde paysan en Italie. 1880, c’était aussi l’année durant laquelle, à Chicago, démarrait la course futuriste à qui construirait le gratte-ciel le plus haut. L’Europe était passée, en quarante ans, de 1 700 à 101 700 milles de chemins de fer, Thomas Edison avait allumé la première ampoule électrique, et cela faisait déjà vingt ans que le fax avait été inventé (qui, depuis 1865, était à la disposition du public aux guichets des Postes françaises de Paris et de Lyon), et vingt-quatre, le téléphone.

Pourtant, une grande partie de l’Italie était clouée à une misère désespérée et médiévale.

Faire planer un rêve au-dessus des places de ces villages misérables, affamés, décimés par les maladies, c’était comme jeter une torche dans une grange. Toute la péninsule était en effet parcourue par des vendeurs de rêves qui parlaient de terres lointaines, comme écrivait Charles Dickens, où les routes étaient pavées d’or et il y avait des maisons et du travail pour tous. Et ils vendaient le rêve de forêts tropicales sans vipères et sans moustiques, d’hivers canadiens où « il est vrai qu’il neige beaucoup mais la neige est moins gênante», et de montagnes sans rudesse ou de déserts australiens au climat tempéré. Nos grands-parents ne demandaient pas autre chose qu’un rêve. Et ils partaient véritablement « avec les charrettes de gitans », poursuivant les rêves semés autour d’eux par ces escrocs qui promettaient terres fertiles, brises printanières et cerisiers, même en Nouvelle-Guinée ! Et le coeur gonflé d’espoir, ils tombaient dans les pièges les plus infâmes, ils partaient pour les pays les plus improbables, ils voyageaient sur de vieux rafiots, qui servaient auparavant pour transporter les esclaves Noirs. Au cours de ces voyages infernaux, ils pouvaient perdre jusqu’à six de leurs onze enfants, comme cela arriva à Bortolo Rosolen, de Vicence, qui raconta son histoire dans une lettre déchirante aux membres restants de sa famille. Ou bien ils défiaient clandestinement les neiges des Alpes, accompagnés par des passeurs sans scrupule qui les obligeaient à s’habiller comme pour une promenade afin d’avoir l’air de touristes, même pendant les nuits glaciales de l’hiver.

Ils allaient au devant des désillusions les plus cuisantes, comme celle d’être renvoyés par les autorités brésiliennes ou américaines, comme ce fut le cas pour Lorenzo Di Renzo, un jeune homme qui, par un matin de juillet 1914, pour ne pas retourner en Italie, se suicida sur le bateau en regardant la statue de la Liberté.

Beaucoup ont réussi, encore plus ont échoué. Et ils sont restés vivre à l’autre bout du monde, le coeur plein de regrets, d’angoisses et d’une nostalgie dévorante. Et ils étaient un peu partout les victimes de campagnes xénophobes fondées sur les stéréotypes de l’Italien sale, violent, paresseux, exploiteur d’enfants, ivrogne, superstitieux, attaché à une religiosité populaire païenne. Campagnes aboutissant çà et là à des massacres sanglants : des États-Unis (où la communauté italienne fut la plus touchée par les lynchages après la communauté noire) à la France d’Aigues-Mortes où, en 1893, une dizaine d’ouvriers piémontais furent lynchés par la population qui voyait en eux des voleurs de terre et de travail.

Tout effacé, refoulé, ignoré. C’est à ceux-là, à tous ceux qui n’ont pas réussi, que sont dédiés, en grande partie, les chants de notre émigration. Ces chants extraordinaires ont accompagné l’histoire du grand exode italien, comblant le vide souvent laissé par les grands écrivains, la rhétorique de l’historiographie officielle, l’école, la politique.

Gian Antonio Stella

À l’exception des études spécialisées (parfois trop) des historiens, celle qui a été la grande et tragique épopée italienne du dernier siècle a été incroyablement sous-estimée, quand ce n’est pas tout simplement ignorée, par l’école, la presse, le cinéma, la télévision, en somme, par tous ceux qui construisent une culture commune, partagée, populaire. Dans ce vide, les seuls qui semblent avoir accompli leur devoir jusqu’au bout ont été les auteurs des chants de l’émigration. Des dizaines et dizaines de chants composés dans une langue italienne pauvre et remplie de fautes de grammaire, la langue d’un pays qui comportait, il y a un siècle, un grand nombre d’analphabètes, mais aussi en vénitien archaïque, parlé aujourd’hui encore dans certaines régions du Brésil, ou en dialecte napolitain dans « lacreme napulitane », en un langage politique au ton rageur des anarchistes ou des soixante-huitards, ou encore dans le langage, simple et immédiat, de la musique (presque) légère des années soixante et soixante-dix. Ces chants ont accompagné toutes les douleurs, les tragédies, les désillusions, les fureurs, les rébellions, les espoirs ou les rêves d’une époque. C’est là, dans ce patrimoine populaire jauni et recouvert d’une couche de poussière, tombé dans l’oubli, que Gualtiero Bertelli et RADICI sont allés récupérer une série de chants magnifiques. Un précieux travail de recherche et de documentation historique et musicale.
Une oeuvre douce et impétueuse, exaltée, mélancolique et joyeuse. Indispensable, plus encore que tant de livres et documents, pour comprendre ce morceau de notre histoire. Un patrimoine unique qui vaut la peine d’être jalousement conservé. Avec amour.

Source : Radici

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