Face à l’ignorance des autorités, la peur, et même la faim, certains Tunisiens, arrivés en France après la révolution de janvier, préféreraient retourner dans leur pays.
La France les a tués. Assis dans les modestes locaux parisiens de France terre d’asile, Omar, Salim, Mansour, Walid, Lazhar et Mohamed confient leur désenchantement face à une nation qu’ils croyaient «fraternelle». Epuisés par la vie dans la rue, minés par la faim, meurtris par l’abandon et «l’égoïsme» des autorités, plusieurs d’entre eux souhaitent rentrer dans cette Tunisie qu’ils qualifient «d’inhumaine», et qu’ils ont fuie, il y a quelques mois, au péril de leur vie. Mais beaucoup ne réussissent pas à obtenir de l’Office français de l’immigration et de l’intégration les 2 000 euros d’aide au retour volontaire auxquels ils peuvent prétendre (lire page suivante).
En France, Omar, 27 ans, les yeux clair de lune, venait chercher «la tranquillité». Celle du pays des droits de l’homme, «qui assure la justice entre les citoyens. Ici, quoi qu’il se passe, un ministre est l’égal d’une personne lambda. Ils ne s’en mettent pas plein les poches en jouissant de privilèges». On lui explique qu’entre la théorie et la pratique, même en France, il y a parfois un monde d’écart : les cigares de Christian Blanc, l’avion privé d’Alain Joyandet, les vacances de Michèle Alliot-Marie… La chambrée écoute, interloquée. «Vous n’êtes pas mal aussi, en France !» s’esclaffe Salim, 27 ans, commerçant. Gouailleur, le sourire malicieux en dépit des circonstances, il explique : «En Tunisie, les gens ne s’imaginent pas une seconde que de telles choses puissent se passer dans un pays aussi prospère que la France. A la télé, on voit toujours des images de gens bien habillés, avec des belles maisons, des belles voitures. Ça donne vraiment envie.»
«Minables». Mansour, cheveu frisottant, joues creuses et nez aquilin, renchérit : «Lorsque l’on voit le niveau de vie des Tunisiens de France, on se dit que chez vous, il y a moyen de réussir et de gagner de l’argent. Ils se font construire des maisons au pays et rentrent l’été pour faire la fête. Ils ont tout. Alors, on se dit : "Pourquoi pas nous ?".» Il était boulanger dans un village proche de la frontière avec la Libye. Une région très représentée chez les migrants, car ignorée par le pouvoir central. L’ignorance justement, ils la côtoient tous les jours. Et à les écouter, elle représente l’épreuve la plus impitoyable car elle attaque le cœur autant que l’estomac. Pour manger, ils en sont réduits à pousser la porte des associations et des restaurants algériens et marocains de Paris. «Ce sont les seuls à nous offrir à manger gratuitement. Ils sont solidaires car, pour eux, notre combat a une résonance historique. Certes, le contexte n’était pas le même, mais les Algériens aussi ont dû lutter pour obtenir leur liberté. Ils savent les sacrifices que ça implique», déclame Omar. Salim, facétieux, ajoute : «Nous, c’est Maghreb United ! On se serre les coudes quoi qu’il arrive. Bon, sauf les soirs de matchs qualificatifs à la Coupe d’Afrique des nations…»
Walid, jusqu’ici silencieux, en a gros sur la patate. Il s’emporte face à ce qu’il appelle «l’arrogance des Français». «Dans la rue, dans le métro, tout le monde nous toise. On nous regarde comme si on était des minables. Mais on n’est pas partis de Tunisie parce qu’on était des criminels. On aimerait juste pouvoir vivre dignement. Mais visiblement, c’est trop demander.» Omar abonde dans son sens : «Dans les transports, les gens s’écartent comme si on allait les voler. Mais on n’a pas cette éducation ! Même affamés, on ne piquera pas un téléphone portable. En revanche, quand les touristes français viennent en Tunisie, on les accueille comme des rois. On essaye d’avoir au maximum le sens de l’hospitalité car, quoi qu’on en dise, les deux pays sont liés.» L’histoire repointe le bout de son nez. Mohamed, coiffeur :«Demandez-vous pourquoi nous avons choisi la France et non la Grande-Bretagne, l’Allemagne ou l’Espagne ? Tout simplement parce que nous avons une langue et un passé communs. Aujourd’hui, c’est comme si la France n’assumait pas la proximité qu’elle a créée lors de la colonisation. En Tunisie, dès l’âge de huit ans, on apprend le français à l’école. Nos téléphones portables, nos ordinateurs sont automatiquement configurés en français. La France, c’est une évidence. Elle doit endosser le rôle du grand frère qui protège. Ce serait s’honorer que de nous accueillir à bras ouverts. Au lieu de ça, on nous traite comme des animaux.»
La métaphore pousse Mansour à raconter sa journée de lundi. Il est dans les transports vers 10 heures lorsque la police l’appréhende pour un contrôle d’identité. En situation irrégulière, il est placé en garde à vue au commissariat de La Villette. Pour lui, l’évidence veut que les forces de l’ordre le conduisent en centre de rétention administrative. Mais, à sa grande surprise, il est libéré vers 16 h 30. «Un policier m’a dit : "Allez, dégage. Tu as de la chance aujourd’hui, on n’a pas envie de se faire chier avec des procédures." Ça m’a choqué qu’il me parle de cette façon.»
«Vague». Le taciturne Lazhar, journaliste, a fui son pays par dégoût d’une censure perpétuellement exercée. De la France, il perçoit «un fossé abyssal entre la réalité et les principes fondateurs» qu’il a pu tirer des écrits de Rousseau et Victor Hugo. «L’accueil de l’autre, la solidarité, c’est ce que la France a longtemps symbolisé aux yeux du monde. Mais votre gouvernement dilapide cette image lumineuse pour quelques centaines de migrants comme nous qui ne demandent qu’à s’intégrer. En ce moment, la Tunisie absorbe une vague de réfugiés sans précédent venue de Libye. Ils sont 480 000 à venir chercher la sécurité chez nous. Et on ne les renvoie pas chez eux comme des malpropres.»
Les associations estiment à 6 000 le nombre de migrants tunisiens en France. 550 se seraient installés à Paris. «Une broutille pour une nation de plus de 60 millions d’habitants», assène Omar. Qui confie, lapidaire : «Dès que j’en ai l’occasion, je rentre chez moi parce la France, c’est zéro. Wallah zéro.»
14/6/2011, Par WILLY LE DEVIN
Source : Libération