Le 24 juin prochain, le Conseil européen se réunira pour décider des nouvelles orientations de la politique de coopération en Méditerranée. Le vent de démocratie dans la région nord-africaine constitue l’occasion pour l’UE d’interroger sa politique d’immigration et d’asile. Or, dans un contexte européen marqué par les difficultés sociales et un regain populiste, les Etats membres réagissent de manière épidermique et irrationnelle à un éventuel impact sur leur territoire des changements dans leur voisinage. Les mesures envisagées jusqu’ici par les institutions européennes visent à perpétuer, voire renforcer, une politique d’asile fondée sur une externalisation de la solidarité.
Parmi les réponses considérées comme «immédiates» par le Conseil JAI réunissant les ministres de l’Intérieur les 11 et 12 avril, aucune n’engage l’UE sous une autre forme que financière. Insistant sur la distinction à maintenir entre réfugiés et migrants économiques, les Etats membres apportent une réponse unique: le renforcement de la frontière méditerranéenne. Trois jours après le début de l’insurrection en Libye, l’opération Hermès 2011 de Frontex se vit dotée d’un mandat de surveillance étendu dans le temps et dans l’espace, tandis que la Commissaire européenne aux affaires intérieures considérait prématuré d’organiser la solidarité car «aucun immigrant n’[était] encore arrivé de Libye» (Le Monde, 26 février). Les institutions européennes sont également appelées à négocier avec les gouvernements égyptiens et tunisiens actuels leur participation à des patrouilles conjointes en Méditerranée et la facilitation des réadmissions des personnes parties de leurs côtes. L’Italie a par ailleurs conclu un accord en ce sens avec le Conseil national de transition (CNT) libyen le 17 juin.
Saluant la protection offerte aux «personnes déplacées» par l’Egypte, la Tunisie, les ONG et organisations internationales, l’UE suggère de maintenir ces personnes sur la rive Sud. Il est en effet recommandé d’activer et étendre les «programmes de protection régionale» qui, avec l’aide technique et financière accrue de l’UE, permettront de garantir et contenir l’accueil dans l’espace nord-africain. La réinstallation dans l’UE des réfugiés sélectionnés n’est envisagée par le Conseil JAI que pour les réfugiés longue durée (protracted) et la proposition du HCR et du Parlement européen, dans sa résolution du 5 avril, d’activer la «protection temporaire» est tout simplement ignorée. Cet instrument, créé en 2001 pour permettre à l’UE de répondre rapidement et collectivement à des besoins massifs de protection comme ce fut le cas lors de la guerre en ex-Yougoslavie, est à peine envisagé dans la communication du 4 mai de la Commission européenne, dont en dépend l’initiative.
Trois mois après le déclenchement d’une guerre à laquelle participent les pays européens, l’UE n’a encore pris aucun engagement visant à partager le fardeau de ses voisins submergés. Plus encore, la stratégie à long terme envisagée par les institutions européennes prévoit notamment l’extension de la conditionnalité migratoire à la coopération et le renforcement des capacités des pays de la rive Sud à assurer la protection des personnes sur leur territoire.
L'UE doit s'impliquer «territorialement»
Par une telle politique, l’UE ne met pas seulement en danger la vie de milliers de personnes, mais également sa propre survie en tant qu’acteur politique et partenaire principal de l’Afrique du Nord. Il est urgent que l’UE envisage l’avènement de changements réels en Méditerranée et se départisse d’une politique basée sur une asymétrie fondamentale de pouvoir entre les deux rives. A l’heure actuelle, les Etats membres ne semblent pas avoir considéré l’éventualité de l’émergence de régimes réellement démocratiques susceptibles de refuser désormais la mise en œuvre de politiques impopulaires et déséquilibrées. Sans doute doit-on écouter avec attention les signes actuels annonçant une remise en cause des récentes réformes du droit de la mobilité en Tunisie ou au Maroc, ainsi que les attirances de ces mêmes pays pour de nouveaux partenaires, dans le Golfe ou les Amériques, afin de rompre le tropisme européen. A des scenarii moins heureux, tels que le maintien de régimes instables et incapables de contrôler leur territoire ou la poursuite de la guerre en Libye et ainsi la disparition d’un marché du travail considérable, l’UE n’est pas non plus préparée.
Les Etats membres ne pourront faire l’économie d’une véritable réflexion visant à réviser l’esprit et la forme de politiques d’immigration qui, d’inefficaces en termes de sécurité et inadaptées au développement des sociétés, pourraient se révéler de plus en plus préjudiciables aux intérêts européens.
Pour l’heure, l’UE se doit de s’impliquer «territorialement» en Méditerranée et de partager les conséquences des changements à ses frontières. La Commission européenne propose, dans sa communication du 24 mai, de procéder à la réinstallation, dans l’UE, du plus grand nombre possible de personnes en besoin de protection et d’adopter un programme conjoint à cette fin. Cette suggestion paraît bienvenue au regard du nombre de personnes ayant fui la Libye et ne pouvant rentrer dans leur pays ni rester en Tunisie, en Egypte ou au Niger où les tensions sont déjà fortes et constituent une menace pour leur stabilité. Des mesures à plus court terme devraient également être envisagées pour mettre fin à l’hécatombe en Méditerranée et démontrer une solidarité vis-à-vis des voisins nord-africains, tout en restaurant la solidarité intra-européenne.
L’UE pourrait user des instruments dont elle dispose: activer la protection temporaire pour accueillir rapidement les personnes en besoin de protection et les répartir entre les Etats membres ; assurer l’acheminement vers le territoire européen ; intégrer les moyens de Frontex à cette fin ; utiliser le nouveau Bureau européen d’appui en matière d’asile (BEA) pour accompagner les procédures en Europe. Ces événements sont l’occasion pour l’UE de montrer que la mise en place d’un Système d’Asile Européen Commun (SAEC) basé sur les plus hauts standards de protection d’ici 2012 ne s’accompagne pas d’une impossibilité d’atteindre le territoire européen.
L’avenir de l’Europe se joue aujourd’hui dans son voisinage méridional comme il se jouait hier dans son voisinage oriental lorsque l’Union fit le choix de la raison et de la solidarité pour assurer sa stabilité et son avenir.
Par Delphine Perrin, chercheure à l’Institut universitaire européen de Florence.
21/6/2011
Source : Libération.fr